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qu’ils observaient les effets d’un magnifique clair de lune sur la baie, leur conversation avait pris un tour mélancolique. Tout à coup Shelley saisit le bras de son ami, le serra violemment, et s’écria les yeux fixés sur l’écume des vagues qui se brisaient à leurs pieds : « Le voici de nouveau ! » Après une minute, Shelley, revenu de sa crise, confessa à Williams qu’il avait vu distinctement un petit enfant sortir des vagues et lui sourire en joignant les mains. Il avait reconnu dans ses traits l’enfant mort récemment d’un de ses amis. C’est Williams qui rapporte ce fait dans les notes de son journal. Il ajoute que Shelley eut besoin de tout son raisonnement et de quelque philosophie pour se remettre de son émotion, tant la vision avait frappé son imagination. Bientôt après, les deux compagnons inséparables s’embarquèrent pour Livourne, Où ils arrivèrent sans encombre dans les premiers jours de juillet. Shelley devait y voir Leagh Hunt qui s’y trouvait malade et sans ressources. Il y passa huit jours de tracas, d’ennuis et de fatigues. Avec quelle impatience n’attendait-il pas le moment de retourner dans sa maison de San-Terenzo. C’est sur cette plage dorée qu’il espérait réaliser par ses créations ce que le monde n’avait pu lui donner.

Le 22 juillet 1822, à trois heures de l’après-midi, Shelley et Williams, faisant voile pour la Spezzia sur la chaloupe Don-Juan, sortirent du port de Livourne. Trelawney s’y tenait à bord du Bolivar. Ce yacht se trouvant en quarantaine, il ne put accompagner les voyageurs. La chaleur était accablante, l’air sans un souffle. Une brume dense et chaude s’élevait sur la mer; bientôt le soleil en fut obscurci et tous les objets enveloppés d’un voile grisâtre. En peu de minutes, la chaloupe eut disparu aux yeux de Trelawney, qui la suivait d’un œil inquiet. Accablé d’une torpeur invincible, il descendit dans la cabine et s’endormit. Au bout de quelque temps, il fut réveillé par un va-et-vient de pas suivi de cris désordonnés et d’un fracas de chaînes. Les matelots venaient de jeter la seconde ancre. Quand il revint sur le pont, le ciel était noir comme la nuit, la mer couleur de plomb fondu, l’onde verte et visqueuse; de courtes rafales, accompagnées de sourds mugissemens, interrompaient par intervalles le silence menaçant de la nature. En même temps, une foule de barques de pêcheurs et de corvettes rentraient dans le port, voiles carguées. Tous ces bateaux s’entre-choquaient et se heurtaient pêle-mêle au milieu des vociférations des marins. Trelawney y chercha, mais en vain, la chaloupe de ses amis. Enfin la bourrasque éclata; le sifflement de la tempête, le bruit de la foudre, le roulement du tonnerre, le mugissement des vagues eurent bientôt couvert la rumeur humaine. L’orage fut court, mais terrible. A la première éclaircie, Trelawney parcourut la mer du