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Shelley n’avait plus que deux souhaits : habiter au bord de la mer et posséder une barque à lui. Voyager, dormir, travailler, vivre sur l’élément liquide dans une barque aussi mobile que son désir, aussi rapide que le vent, tel était son rêve. Lui et Williams se firent donc construire à Gênes, sous la direction du capitaine Roberts, une chaloupe légère sur un modèle qu’ils avaient rapporté d’Angleterre. En vain l’armateur fit-il observer que cette chaloupe prenait trop peu d’eau, qu’elle était trop élancée pour résister à une bourrasque, et qu’il vaudrait mieux se faire construire comme lord Byron un yacht selon toutes les règles de l’art nautique. Ces avertissemens ne purent faire renoncer les deux amis à la forme dont ils s’étaient épris. Un matin du mois de mai, ils virent une voile étrange doubler le cap de Porto-Venere et cingler vers la baie de Lerici. En reconnaissant la forme de sa chaloupe, Shelley eut une de ces joies soudaines et impétueuses qui selon la sagesse des anciens présagent une catastrophe. Il baptisa la barque du nom de Don-Juan, et dès lors lui et son ami se livrèrent à leur passion pour la mer avec une sorte de frénésie. Ils renvoyèrent imprudemment les deux matelots anglais que le capitaine Roberts leur avait procurés, et voulurent manœuvrer eux-mêmes la chaloupe sans autre aide qu’un mousse inexpérimenté.

Shelley avait toujours adoré la mer. Elle était pour lui la grande magicienne qui évoque tous les rêves et commande à l’infini. Il aimait à longer les côtes sauvages, à surprendre la naissance des tempêtes, à braver la furie des élémens, à voguer parmi les mirages changeans de l’atmosphère marine, à se lancer dans l’immense inconnu, puis à s’endormir au clapotement de la vague à l’abri des criques et des cavernes. Parfois, quand sa voile glissait vers l’horizon, quand le soleil se couchait dans un océan de pourpre sous un écroulement de nuages, il croyait voir s’entr’ouvrir sous ces palais aériens les portes d’or de son royaume de beauté. Il avait coutume d’emporter dans sa chaloupe quelques livres et son écritoire. Pendant tout le printemps de l’année 1822, les deux marins improvisés furent presque toujours en mer, explorant la côte, s’exposant à tous les temps. Cependant l’esprit de Shelley entrait ainsi dans un état de tension qui le laissait rarement revenir au sentiment de la réalité. Uniquement absorbé dans ses pensées, il ressemblait plutôt à un esprit errant sur la terre qu’à un homme vivant. Il passait souvent d’une joie extrême à une sombre tristesse. Cette surexcitation allait jusqu’au point de produire en lui des phénomènes d’hallucination visionnaire auxquels il avait été complètement étranger jusqu’alors. Une nuit qu’il se promenait sur la terrasse de Casa Magni, il se plaignit d’être particulièrement nerveux. Pendant