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qui le fixaient de plus en plus dans leur cercle fatidique, que Shelley se décida à quitter le séjour de Pise pour s’établir à Lerici. Le golfe de la Spezzia est avec celui de Naples le plus beau de l’Italie, mais il ne lui ressemble guère. Malgré son opulente végétation, sa culture méridionale, il a partout un cachet sévère. Cette vaste ceinture de montagnes boisées forme comme un grand lac ouvert sur la pleine mer. À l’une de ses extrémités l’Apennin lance à quatre lieues de distance dans le large la pointe sauvage de Porto-Venere, ce roi des promontoires, vrai nid de pirates d’où l’on voit la Corse, et qui semble un défi jeté par les montagnes au beau milieu de la Méditerranée. À deux lieues de là, en diagonale, de l’autre côté de la Spezzia, s’ouvre dans la terre ferme la ravissante baie de Lerici, anse verdoyante qui se dérobe comme un nid d’alcyons dans un coin perdu du grand golfe. Ses collines tapissées d’oliviers la font ressembler à une vasque gracieuse de marbre émeraude, où les grosses lames de la haute mer viennent se briser et se jouer en vagues écumeuses sur le sable fin de la plage. La petite ville de Lerici et le village de San-Terenzo sont situés l’un en face de l’autre et blottis des deux côtés de la baie, chacun à l’abri d’un petit cap surmonté d’un castel en ruine. La ligne de la haute mer apparaît dans ce cadre pittoresque comme un rouleau d’azur sur lequel se dessine au loin la bande montagneuse qui forme le promontoire de Porlo-Venere. Cette baie délicieuse est vraiment un coin séparé du reste du monde. Un seul chemin y conduit par terre de-Sarrazano à travers une vallée serpentine où foisonnent la vigne et le châtaignier. Matin et soir, on voit monter et descendre des collines de San-Terenzo des jeunes filles aux types presque grecs, qui portent gracieusement sur leur tête des paniers d’osier remplis de poissons ou d’herbes fraîchement coupées. Le plus souvent elles ont une rose dans les cheveux. C’est sur cette plage tranquille que les Shelley et les Williams louèrent en avril 1822 une maison pour s’y fixer avec leurs familles. Cette villa, nommée Casa Magni et située au bout de San-Terenzo, existe encore aujourd’hui. Elle est d’aspect triste et désert, battue des ondes et des vents, serrée entre un bois sombre et la mer qui roule ses éternels brisans jusqu’au pied de sa terrasse solitaire[1].

  1. Le souvenir de Byron et de Shelley est resté vivant jusqu’à ce jour parmi les marins de cette côte. Comme je la parcourais au printemps dernier, je pris un batelier à la Spezzia. Le hasard voulut que ce fût le fils d’un homme qui avait servi les deux poètes et qui tenait de son père certains détails sur eux. Ce qui avait fait grande impression sur les marins, c’est que le jeune lord, renouvelant sa prouesse du Bosphore, avait traversé le golfe à la nage de Porto-Venere jusqu’à Lerici. Le batelier, nommé Moscova, décrivait ainsi « l’Anglais célèbre » d’après les paroles de son père : Era un uomo molto ardito, aveva una bella testa e capelli rossi con molti annelli.