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Emilia Viviani, jeune fille belle et passionnée, qui avait été enfermée pendant plusieurs années dans le couvent de Sainte-Anne, à Pise, attendant que son père eût choisi un mari pour elle. Cette entrevue, peut-être unique, eut-elle lieu dans le demi-jour d’un de ces sombres palais de Pise qui ressemblent à des prisons séculaires au milieu d’une cité presque aussi morte que son Campo-Santo? Nous ne savons rien de la rencontre mystérieuse entre cette jeune fille, fleur exquise éclose au soleil toscan et pâlie dans l’air du cloître, si ce n’est qu’une correspondance s’ensuivit et que le poète s’enflamma d’un feu nouveau. Ils se virent et s’aimèrent; un regard, un mot, l’écho de deux voix harmonieuses qui forment en se mêlant une musique enivrante, et tout fut dit entre eux. Un reflet du moins nous est resté de l’éclair qui dut s’échanger entre ces deux êtres presque également malheureux; c’est le beau poème d’Epipsychidion, que Shelley a dédié à Emilia Viviani, et qu’on pourrait appeler le poème des âmes sœurs. L’épigraphe qu’il y a mise est une parole qu’Emilia elle-même avait dite ou écrite au poète et qui résume sans doute l’histoire de cette noble inconnue. « L’âme aimante s’élance hors du monde visible et se crée dans l’infini un monde uniquement fait pour elle-même et fort différent de cet obscur et redoutable sépulcre[1]. »

Mais écoutons comment Shelley décrit celle qui de toutes les femmes lui fit la plus ineffaçable impression. « Une antilope s’arrêtant tout à coup dans sa course impétueuse serait moins légère. De ses lèvres, comme d’une hacinthe pleine d’une rosée de miel, s’échappe un murmure liquide et perlé, frappant les sens d’une passion étourdissante, douce comme les pauses de la musique planétaire écoutée dans l’extase. Une chaude fragrance semble tomber de ses vêtemens lumineux, de ses cheveux dénoués, et lorsque dans sa marche une lourde tresse de sa chevelure se dénoue, son parfum semble assouvir le vent amoureux. Regarde comme elle est debout, une forme mortelle revêtue de vie divine, une vision incarnée de l’Avril qui renvoie l’Hiver dans sa tombe d’été. Elle voile sous cette forme radieuse de la femme son éclat d’amour et d’immortalité. » La lumière qui part de cette âme est si brillante qu’elle s’épanouit sur les traits du visage dont les contours flottans s’effacent sous sa vibration. Le poète en est ébloui; il ne voit que l’essence de l’être aimé et oublie sa forme extérieure. Lui du moins a su la voir telle qu’elle est, lui seul saura la faire parler. « Tu es comme un luth délicat que l’Amour seul enseigne à toucher et dont

  1. L’anima amante si slancia fuori del creato, è si crea nell’ infinito un mondo tutto per essa, diverso assai da questo oseuro e pauroso baratro.