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doute pour réveiller la grande âme qui respire si puissamment dans sa poésie. Shelley lui plut dès l’abord, l’intéressa, le charma. Ils se lièrent intimement, se virent tous les jours, et l’on peut croire que ces quatre mois passés en commun près du plus beau des lacs, dont la magie s’environnait du luxe d’un printemps enchanteur, furent pour tous deux une saison heureuse, une halte reposante dans leur vie agitée. Mais pour mieux comprendre l’intérêt de cette rencontre, le charme de cette amitié subite entre les deux exilés volontaires qui tous deux fuyaient le monde, rappelons-nous les circonstances qui venaient de rejeter Byron dans sa vie d’aventures et tâchons de fixer en quelques traits la physionomie des deux poètes à ce moment de leur carrière.

Si l’âge se mesure non aux années mais à l’expérience des choses vécues, Byron portait déjà le poids de dix vies. L’Ecosse, l’Angleterre, l’aristocratie, la vie de Londres sous tous ses aspects, l’Espagne et la Grèce, — plaisirs, passions, souffrances précoces, luttes de l’ambition, gloire littéraire, il avait traversé tous ces mondes d’une course rapide en les pénétrant à fond. Mais il entrait alors dans la crise décisive de sa vie. Sa femme (miss Milbanke) venait de rompre publiquement avec lui, et l’on sait le scandale que cet éclat fit en Angleterre. Jamais peut-être un tel cri de réprobation ne s’était élevé contre un membre de l’aristocratie anglaise. Les deux parties se renfermant dans un silence absolu, l’imagination du public se donna libre carrière. Les journaux commencèrent la campagne, les libelles et les caricatures l’achevèrent. Le fameux air de la Calomnie du Basile de Rossini pourrait seul donner une idée de la tempête furieuse qui se déchaîna en quelques semaines contre le plus choyé des poètes, contre l’enfant gâté de l’opinion. Les détails de cette histoire sont obscurs, mais le fond s’en devine aisément. Malgré l’affection réelle et profonde que Byron semble avoir eue pour sa femme, il ne put jamais se plier aux habitudes d’une vie régulière, ni surtout aux exigences du monde et à l’étiquette inflexible de l’aristocratie. Son génie vivait de mouvement, de liberté, d’orage; il mourait dans le repos « comme le faucon dont on a coupé les ailes et qui ensanglante sa poitrine aux barreaux de sa cage. » Ajoutons la vive antipathie qu’il éprouvait pour sa belle-mère, pédante et formaliste, et l’on conçoit que cette incompatibilité d’humeur ait établi entre lui et sa femme une lutte d’orgueil qui devait finir par une rupture. Je n’aurais pas insisté sur cet événement, s’il ne nous faisait toucher le fond même de la nature de Byron. C’est un homme à double face ; tour à tour on n’a voulu voir que l’une d’elles, mais ce n’est que de leur antagonisme que jaillit le secret de sa destinée. Lisez sa correspondance, surtout