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relations sur les destinées ultérieures de Harriet sont écourtées et insuffisantes comme celles sur son mariage. Elle retourna d’abord chez son père, puis trouva un autre protecteur, mais à la suite de complications pénibles elle eut recours au suicide, pour lequel elle avait toujours eu un penchant. En automne 1816, Shelley, revenant de Suisse, apprit que Harriet Westbrock s’était noyée en se jetant dans le Serpentine. Quoiqu’il ne fût pas la cause directe de cette mort, elle lui donna une secousse terrible. Il tomba pour longtemps dans une tristesse morne et muette; l’impression de ce coup le poursuivit jusqu’à la fin de sa vie. Son degré de culpabilité dans l’affaire de la séparation demeure aussi problématique que les circonstances et les personnages en jeu ; mais il est probable que ce dénoûment lugubre contribua à entretenir dans son cœur cette mélancolie intense que nous trouvons comme une goutte amère au fond de la coupe enivrante de sa poésie. — Après la mort de Harriet, Shelley épousa Mary Godwin. Leur union fut des plus heureuses. Il trouva de tout point en elle la digne compagne de sa vie et de ses travaux. Leur intérieur, égayé de plusieurs enfans, fut charmant, au dire de leurs amis. C’eût été le bonheur et la paix, si le bonheur était possible aux âmes dévorées de la soif de l’infini et la paix aux esprits tourmentés des plus hauts problèmes de la pensée.


II.

Nous voici parvenus à l’une des époques les plus intéressantes de la vie du poète; je veux parler de sa rencontre avec lord Byron à Genève et de l’intimité qui s’ensuivit. En mai 1816, Shelley quitta l’Angleterre et alla passer quatre mois en Suisse avec Mary Godwin et sa sœur miss Clairmont, fille d’un précédent mariage de M. Godwin. Ils traversèrent la France et le Jura et allèrent s’établir à l’hôtel Séchéron à Genève. Lord Byron y vint quinze jours après. C’était la première fois qu’ils se rencontraient. L’auteur du Giaour et du Corsaire, alors âgé de vingt-huit ans, était à l’apogée de sa gloire; Shelley, plus jeune de quatre ans, était à peine connu. Il avait envoyé quelque temps auparavant sa Reine Mab, poème vaporeux et juvénile, à l’illustre poète, et celui-ci en avait admiré les premiers vers. Leur connaissance se fit sur un pied de parfaite égalité. Byron le pessimiste fut gagné dès l’abord et comme subjugué par la noblesse du caractère de Shelley. Dans sa carrière mondaine, il n’avait pas encore rencontré tant de droiture, de candeur et de désintéressement, ni cette force d’âme jointe à cette supériorité d’esprit. Or les hommes vraiment sincères avaient le don de désarmer Byron, ils faisaient taire en lui le démon de l’ironie et du