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fut l’un des premiers livres que répandit l’imprimerie, et celui peut-être qui fut d’abord le mieux accueilli du public. On en connaît cinq éditions, au commencement du XVIe siècle, et il fut traduit à peu près dans toutes les langues de l’Europe. Cent cinquante ans plus tard, Gabriel Naudé se crut obligé de discuter sérieusement les prodiges attribués à Virgile ; il fit honte de leur crédulité à ceux qui rappelaient que Conrad de Querfurt et Gervais de Tilbury, qui avait reproduit ses récits, étaient de grands personnages, les ministres d’un prince, et que leur qualité de chancelier devait donner quelque crédit à leurs paroles ! « Son livre, leur répondait-il, en parlant surtout du dernier, est si rempli de choses absurdes, fabuleuses et du tout impossibles, que difficilement me pourrais-je persuader qu’il fut en son bon sens quand il le composa. » Toutes ces réfutations n’empêchèrent pas les exploits de Virgile de se conserver dans la mémoire du peuple. À Naples surtout, d’où la légende était sortie, elle est restée plus longtemps vivante qu’ailleurs. On la racontait encore aux touristes, à la fin du siècle dernier ; on leur montrait l’école où Virgile étudiait, et la fenêtre par où il avait coutume de s’entretenir avec sa belle. Et même de nos jours est-il sûr que ces souvenirs se soient partout effacés ? Qui voudrait affirmer que dans quelque coin de la Pouille ou des Abruzzes, où les curieux n’osent guère s’aventurer, où ne pénètrent pas les journaux, la vieille légende ne se raconte pas encore à la veillée[1] ? On en a retrouvé tout récemment quelque trace dans une chanson d’amour, recueillie par un voyageur auprès d’un petit village des environs de Lecce ; M. Comparetti la cite à la fin de son livre, et je la reproduis après lui en lui conservant autant que possible sa forme gracieuse et naïve :

« Dieu ! si j’avais l’art de Virgile ! — devant ta porte j’amènerais la mer ; — je me ferais tout petit poisson, — et dans tes filets je viendrais me prendre ; — ou parmi les oiseaux je me ferais chardonneret, — au milieu de ton sein je ferais mon nid, — et sous l’ombre de tes cheveux — je viendrais à midi me reposer ! »

Voilà le dernier souvenir qu’on connaisse d’une légende qui, pendant cinq ou six siècles, a charmé l’Europe. Après avoir été si longtemps chantée, au milieu des réunions les plus brillantes, par les poètes en renom, elle ne s’est plus conservée qu’au fond de l’Italie, dans les chansons de quelques paysannes !


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 15 août 1875, l’étude de M. Marc-Monnier sur les Contes de nourrice de la Sicile.