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clerc, est pourtant resté laïque, non-seulement d’état, mais de sentiment, d’opinion, de tendance, et il n’y a pas d’écrivain du moyen âge chez qui la science se soit autant sécularisée. » C’est en ce sens qu’on peut dire que la renaissance commence avec lui.


II.

Les clercs avaient fait de Virgile un clerc comme eux, un savant, un sage, le plus grand de tous ceux

Qui apprisrent tote lor vie
Les sept arts et l’astronomie ;


le peuple en fit un magicien qui commandait à la nature. D’un savant à un magicien, le chemin n’était pas long au moyen âge, et l’on était alors fort porté à croire qu’on ne pouvait pas devenir plus instruit et plus éclairé que les autres sans le secours du diable. Cependant ce n’est pas tout à fait la même chose, et pour qu’on soit arrivé à changer l’auteur de l’Enéide en un faiseur de prodiges, il faut bien qu’on ait eu quelques raisons particulières. Ces raisons semblaient jusqu’ici très difficiles à découvrir. La légende avait même fini par paraître si bizarre, les aventures accumulées par l’imagination populaire autour de ce nom glorieux lui convenaient si mal, il restait si peu de l’ancien Virgile dans le nouveau, que quelques savans en étaient venus à prétendre que ce n’est pas la même personne, et que l’enchanteur n’était autre qu’un certain évêque de Salzbourg, assez connu au moyen âge, qui s’appelait Virgile aussi ; mais cette opinion n’est plus soutenue par personne aujourd’hui : aucun doute n’est possible sur le héros de ces aventures romanesques. C’est bien du grand poète de Rome, de l’ami d’Auguste, du chantre d’Énée, que la tradition a fait un magicien, et M. Comparetti nous apprend de quelle façon ce changement étrange s’est produit.

Pour prendre la légende à sa source, il remonte au document le plus ancien qui nous l’ait conservée. C’est une lettre de Conrad de Querfurt, chancelier du terrible empereur Henri VI, qui l’avait envoyé dans le midi de l’Italie pour y exécuter ses vengeances. Elle est écrite en 1194 et adressée par Conrad à l’un de ses amis du couvent d’Hildesheim, auquel il communique ses impressions de voyage. Notre voyageur, qui admire beaucoup les pays qu’il a visités, s’embrouille un peu dans ses souvenirs classiques, et comme sa science est assez confuse et son imagination très complaisante, il croit retrouver en Italie tout ce dont ses maîtres lui ont parlé dans sa jeunesse, notamment l’Olympe, le Parnasse et l’Hippocrène.