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l’empire est beaucoup plus resté dans les souvenirs et les regrets du moyen âge que la république. C’était l’idéal d’un vieux Gibelin comme Dante et le rêve d’un patriote italien de voir recommencer ce régime qui mit le monde aux genoux de Rome, et Virgile, qui l’avait chanté, devenait ainsi le poète national de l’Italie.

Mais la principale raison, et la plus naturelle, qu’avait Dante d’aimer Virgile, c’est qu’il le trouvait un très grand poète, et qu’il admirait « ce large fleuve d’éloquence qui coule de ses lèvres. »

Che spande di parlar si largo fiume.


Dante appartient assurément tout entier au moyen âge ; il n’y a personne qui ressemble moins que lui à un de ces humanistes à demi sceptiques et païens de la renaissance. Il est croyant et pieux, il s’est nourri de la science des écoles, il a les idées de son temps. Virgile est pour lui, comme pour tous ses contemporains, un philosophe, un sage, un savant qui connaît tout, une intelligence qui a tout embrassé et tout compris, mar di tutto senno ; mais c’est de plus un grand poète, et voilà la nouveauté. Tous les gens instruits de cette époque se le représentent comme un maître d’école qui a des élèves, et commente devant eux les sept arts libéraux. L’auteur du Dolopathos, un poème important du XIIIe siècle, l’a dépeint faisant la classe, « assis en sa chaire, avec une riche chappe fourrée, et son chaperon tiré en arrière ; »

Li enfant de maint haut baron
Devant lui à terre scoient,
Qui ses paroles entendoient,
Et chacun son livre tenoit,
Ainsi comme il les enseignoit.


Que le Virgile de Dante est loin de ce portrait pédantesque ! Quel sentiment véritable de son talent, quelle tendresse profonde, quelle sympathie éclatent dans les vers qu’il lui adresse, tout rouge de honte, lorsqu’il a su son nom :

O degli alti poeti onore e lume…
Tu se’il mio maestro e’l mio autore !

Si Dante a si bien compris Virgile, c’est qu’il était poète lui-même en même temps que savant, c’est qu’après avoir séjourné longtemps au milieu de la science nuageuse des écoles, en dehors de la vérité et de la vie, il a touché terre, comme Antée, et que ce contact lui a rendu le sens de la beauté antique. « La spéculation scientifique, dit M. Comparetti, s’unissait en lui à la poésie, et spécialement à cette poésie populaire dont les autres savans de cette époque se tenaient si loin. Dante, qui par ses études était un véritable