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l’esprit laïque, c’est-à-dire de cette seconde époque du moyen âge où la raison commence à s’émanciper de la foi, où les langues vulgaires, après s’être longtemps cachées à l’ombre de la culture classique, « comme un ruisseau qui se dissimule sous le sol, » se montrent au jour. C’est le moment où, dans toutes les contrées de l’Europe, la poésie populaire se ranime et chante les héros ou les légendes du pays dans l’idiome national. Pour la première fois depuis des siècles, on écrit des vers qui ne sont pas des réminiscences ou des jeux d’esprit pédantesques, où le poète exprime ses émotions en sa langue naturelle, sans effort d’imitations, sans servitude de souvenirs, et comme elles lui viennent au cœur. Qu’importe que ces premiers essais paraissent souvent médiocres et grossiers ? Avec eux, le sentiment de la vérité et de la vie rentre dans la littérature. Les yeux sont désormais ouverts, et quand l’esprit ainsi renouvelé et remis en possession de lui-même reviendra aux écrivains antiques, il les jugera librement, il les verra comme ils sont, il en sentira les beautés. Ce n’est donc pas des écoles que ce renouvellement est sorti : plus on y étudiait l’antiquité, moins on arrivait à la comprendre, et il semble qu’on s’éloignait d’elle par les efforts même qu’on faisait pour s’en rapprocher. Ce qui en a rendu l’intelligence, dit M. Compareiti, c’est cette émancipation, ou plutôt cette sécularisation des esprits, qui se révèle par la création de la poésie populaire, et l’on peut dire qu’elle est vraiment l’aurore de la renaissance.

Ce qui paraît lui donner raison, c’est que personne au moyen âge n’a compris Virgile comme Dante. Le grand poète populaire de l’Italie, celui qui éleva du premier coup l’idiome de son pays au rang des langues classiques, est le premier aussi qui ait eu le sentiment véritable de la poésie ancienne. M. Comparetti a grand plaisir à parler de Dante, et les chapitres qu’il lui consacre sont peut-être les plus intéressans de son livre. Il se demande quelles raisons ont pu l’engager à prendre Virgile pour son guide dans les enfers. Ce n’est pas le hasard qui l’a décidé, et il en pouvait préférer d’autres, Aristote par exemple, qui jouissait d’une si grande autorité dans les écoles ; mais Aristote est un Grec, et Dante ne veut choisir qu’un Italien. Dante est un poète national, un ardent patriote, épris de la gloire de son pays, qui en a toute l’histoire présente à l’esprit et ne sépare pas, dans son amour, le passé du présent. L’Italie commence pour lui à Énée ; les Troyens sont ses ancêtres, il s’associe à leurs revers, il triomphe de leurs victoires, comme si elles étaient de la veille, et il éprouve une reconnaissance filiale pour celui qui a raconté ces événemens anciens de manière à en rendre la mémoire éternelle. D’autres raisons encore qu’énumère M. Comparetti le lui rendent cher : Virgile a été le favori d’Auguste ; il a vu l’établissement, il a célébré la grandeur de l’empire romain. Or