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celle qui éclate dans leur manière de considérer l’homme et le monde. « Le sentiment chrétien, dit-il, est singulièrement absorbant. Il tire à lui l’âme entière et la concentre dans une seule idée. Tous les autres sentimens, les affections, les instincts, qui ont une part si grande dans les créations des arts, il les détruit ou les change, les identifiant à lui-même et les faisant converger vers un but unique. Pour lui, toutes les inspirations poétiques se résument en un seul objet : on aime en Dieu, on souffre en Dieu, on triomphe en Dieu, on vit en Dieu ; c’est en Dieu que se rassemblent, que se traduisent, que se confondent les passions et les enthousiasmes, les espérances et les terreurs. L’horizon de la vie est changé. L’œil se fixe avec effroi sur le problème de l’existence d’outre-tombe, et toute l’activité humaine est dépensée à se rendre heureux après la mort. » Pour qu’on acceptât cette façon d’envisager l’homme, la nature, la société, si contraire aux idées antiques, pour qu’on en vînt à considérer ce monde, qui semblait si riant et où l’on était si heureux de vivre, comme un lieu de péril et de perdition dont l’homme pieux a horreur, il fallait qu’une révolution radicale s’accomplît dans la conscience humaine. Tout devait changer à la fois, rien ne pouvait rester de l’antiquité dans ce monde nouveau. « Qu’allait devenir l’idéal poétique ancien, conçu à une époque d’expansion spontanée, quand l’esprit, que rien ne torturait et ne violentait, se répandant librement dans la nature entière et la ramenant à lui, croyait en elle avec une bonne foi ingénue, y reconnaissait son image, comme en un tableau fidèle, l’aimait et la divinisait ? Cet idéal devait nécessairement révolter une âme renouvelée par le christianisme, et qui considérait d’une manière tout à fait différente l’être humain dans ses rapports avec ses semblables, avec le monde et avec Dieu. Est-il possible que le sentiment chrétien, qui a eu pour produit naturel l’ascétisme monacal, laissât quelque place dans l’âme à l’intelligence de la beauté antique et permît de comprendre Homère et Virgile ? »

On ne saurait mieux dire, — à la condition pourtant d’ajouter que, s’il en est ainsi en principe, si le christianisme, par son origine et ses premières tendances, semblait être tout à fait opposé à l’art antique et peu capable de le comprendre, le temps avait fort atténué ces différences originelles. D’un côté le monde gréco-romain, par un travail insensible et continu, s’était éloigné de ses premières croyances, et l’on a pu dire qu’il tendait la main à la religion qui se préparait. De l’autre, cette religion, en s’établissant dans la Grèce et l’Italie, avait bien été obligée de ménager ses nouveaux adeptes, et de prendre de leurs sentimens et de leurs habitudes tout ce qui ne lui était pas entièrement antipathique. En vivant ensemble, les deux sociétés s’étaient fait des concessions mutuelles ;