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apparence de profondeur. Bientôt ce procédé commode fut aussi appliqué aux œuvres littéraires et surtout à Virgile. Pendant plus d’un siècle, les grammairiens s’exercèrent l’esprit à trouver des interprétations subtiles pour les passages les plus simples des Bucoliques et de l’Énéide, et leurs plus bizarres inventions étaient toujours les mieux accueillies des écoliers. Ce travail étrange fut résumé dans l’ouvrage d’un savant du Ve siècle, Fulgentius Planciades, qui nous est parvenu. Fulgence voit dans l’Enéide une image accomplie de la vie humaine ; le naufrage d’Énée, par lequel commence le poème, représente la naissance de l’homme, jeté pleurant et nu dans la vie. Les événemens racontés dans le second et le troisième livres sont une imitation de ces fables dont le récit enchante nos premières années. Avec le quatrième livre, nous arrivons aux périls que les passions font courir à l’adolescence. Les liaisons illégitimes (Didon) peuvent quelquefois l’enchaîner, mais la raison (Mercure) vient l’arracher aux séductions de l’amour. Le sixième livre montre le jeune homme muni du rameau d’or du savoir et pénétrant dans les sévères demeures de la philosophie, où il acquiert la connaissance de la vie future. Le reste du poème contient le tableau de ses luttes avec tous les vices jusqu’à ce que, vainqueur de la colère (Turnus) et de l’impiété (Mézence), il arrive enfin à conquérir la sagesse. C’est ainsi qu’avec un peu de complaisance tout peut se tourner en morale et en leçons ; les fables même les plus extraordinaires deviennent une façon adroite d’enseigner la vertu. De cette manière, les gens sérieux qu’auraient choqués certains récits de l’Énéide pouvaient tout lire sans scrupule, et ils trouvaient moyen encore de s’édifier en s’amusant.

Il s’était pourtant passa vers le IIIe siècle un grand événement qui pouvait fort compromettre la réputation de Virgile. La vieille religion, dont l’Énéide est remplie, venait d’être vaincue et proscrite ; un culte nouveau s’était établi en maître dans l’empire, et naturellement tout ce qui rappelait le souvenir de l’ancien lui était suspect. N’allait-il pas traiter en ennemi un poème où les dieux et les déesses tiennent tant de place, dont le héros est sans cesse occupé à leur rendre hommage, et attribua tous ses succès à leur protection ? Ne pouvait-on pas craindre que l’Énéide ne fût condamnée à l’oubli pour que le souvenir d’un culte odieux s’éteignît avec elle ?

Virgile n’était pas seul menacé : le christianisme, s’il était fidèle à son principe et à ses premières rigueurs, devait être amené à condamner sans exception les poètes grecs et latins, qui s’étaient à peu près tous inspirés de l’ancienne religion ; mais il lui était bien difficile de se montrer aussi sévère. Il se trouvait en présence