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il comprend et il aime mieux que personne les grands écrivains de son pays, et les venge des mépris de certains critiques de nos jours. Quoiqu’il soit par bien des côtés un fidèle disciple de la science allemande, il ne se croit pas obligé de la suivre dans ses injustices. Les Allemands ont certes beaucoup travaillé dans l’intérêt des lettres latines, mais on peut dire qu’ils leur ont fait durement payer leurs services. De combien d’injures n’ont-ils pas accablé Cicéron? Les autres écrivains, quoique un peu mieux traités, n’échappent pas tout à fait à leurs sévérités : Horace leur semble trop long de moitié, et ils font beaucoup de réserves à propos de Virgile. M. Comparetti au contraire admire Virgile sans réserve, et, en nous racontant l’histoire de cette étrange renommée qu’il obtint après sa mort et les raisons qui la lui méritèrent, il augmente notre admiration pour lui et nous aide à le mieux comprendre. Il me paraît donc utile de faire connaître son livre, par une analyse rapide, aux amis que l’antiquité conserve parmi nous.


I.

M. Comparetti commence par distinguer deux courans divers dans la légende de Virgile, l’un plus savant, l’autre plus populaire. Comme ils semblent venir d’une source différente et qu’ils se côtoient sans se confondre, il croit devoir les étudier séparément : de là une division très naturelle de son travail en deux parties distinctes, qu’il convient d’examiner à part.

L’opinion que les clercs du moyen âge se faisaient de Virgile, quelque étrange qu’elle nous paraisse, leur venait de l’antiquité; sur ce point, comme sur presque tout le reste, ils furent des continuateurs plus fidèles qu’on ne croit des derniers grammairiens de l’empire. Les exagérations auxquelles les uns et les autres se laissèrent entraîner à propos du grand poète sont du reste faciles à comprendre, quand on se souvient de sa situation particulière et de l’effet qu’il avait produit de son temps. Peu d’ouvrages ont été souhaités avec autant d’ardeur que l’Enéide, attendus avec plus d’impatience, salués à leur apparition par d’aussi unanimes applaudissemens. Les Romains, pendant plusieurs siècles, n’avaient pas connu la vanité littéraire. Ils avouaient de bonne grâce la supériorité des Grecs dans les choses de l’esprit, ne pensant pas sans doute qu’elle méritât l’honneur d’être disputée. Ils se résignaient très volontiers au rôle subalterne d’imitateurs; ils se laissaient appeler, sans se plaindre, et à l’occasion s’appelaient eux-mêmes a des barbares. » C’est seulement vers la fin de la république qu’on s’avisa de penser qu’il convient à un grand peuple d’être supérieur