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l’Éternel de lui faire entendre quelque voix céleste qui lui serve d’oracle et lui indique la route à suivre. Il écoute, il dresse l’oreille, et tout à coup il entend ces versets que lit un des élèves de l’école : « Pharaon entra dans la mer avec son armée, avec ses cavaliers et ses chariots, et l’Éternel les engloutit tous dans les flots ; mais les enfans d’Israël qui fuyaient à travers l’Océan le passèrent à pied sec. »

Abe Nahum pousse un cri de victoire. C’est la voix céleste qui s’est fait entendre. Il court au bailliage où précisément Jossel enfourche son cheval au milieu d’un immense concours de Juifs. Le vieillard s’accroche à son pied.

— Non, il ne partira pas ; non, ce ne sera pas lui. Celui qui partira, c’est moi, monsieur le commandant.

Tous s’étonnent, tous s’exclament. Comment, c’est Abe Nahum qui veut partir ! Est-ce qu’il serait devenu fou ?

Mais rien n’est plus sérieux. Il s’empare du cheval, il y monte, saisit la dépêche, embrasse son enfant, non sans fondre en pleurs. Il se met en route cependant. Et, comme tout le monde lui fait la conduite, il n’est pas un Hébreu qui ne l’ait vu quitter Tarnow et disparaître au grand trot dans le lointain de la chaussée impériale. Cette fois c’est au tour de Jossel à trembler pour lui. Il retourne au bailliage. Debout, la tête tournée contre le mur, il prie, et de grosses larmes tombent de ses yeux.

Les heures se succèdent, lentes et anxieuses.

Soudain des clameurs, un piétinement de chevaux, un fracas de roue se font entendre. Un flot de Juifs en délire se précipite vers le bailliage, et au milieu d’eux l’œil distingue le pauvre petit Abe Nahum Wasserkrug juché sur son grand cheval, le visage rayonnant. Il mène à sa suite des paysans armés de faux, et les châtelains de Brzosteck avec leurs serviteurs couchés dans des chariots à quatre roues et traînés par des chevaux dont la misère a fait des haridelles. Quelques hommes sont légèrement blessés, mais tous sont vivans. Vingt bras soulèvent Abe Nahum Wasserkrug et le posent à terre. Il embrasse son fils ; son fils l’embrasse. Tous deux se mettent à sangloter, et tous les Juifs, sans en excepter un, croyons-nous, mêlent des sanglots aux leurs.

On parvient, en rassemblant différentes versions, à faire le récit de ce qui s’est passé. Tout le monde a parlé, le baron, la baronne, qui, toute pâle encore, s’enveloppe en frissonnant dans sa pelisse, leurs domestiques, les paysans. Seul le héros est resté silencieux.

Les paysans allaient s’emparer de la seigneurie de Brzosteck. Déjà la grange brûlait et les coups de feu pleuvaient comme la grêle lorsqu’Abe Nahum Wasserkrug s’était élancé au plus fort de