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mots : — Laisseras-tu maintenant mes pauvres Juifs tranquilles ? Je suis le prophète Élie. M’as-tu compris ?

Il disparaît, et le gouverneur, que ses meurtrissures mettent au lit pour cinq longs jours, se garde soigneusement depuis de causer le moindre ennui à un Juif.

Une autre fois Jossel n’hésita pas à tirer de l’eau, le jour du sabbat, un pauvre tailleur israélite, et lorsqu’Abe Nahum Wasserkrug, pour dissimuler ses angoisses, lui reprocha d’avoir désobéi à la loi divine, l’enfant lui prouva, l’Écriture en main, qu’il n’avait fait que son devoir, et appliqua à ceux qui exagèrent la piété jusqu’à refuser du secours à leur semblable en danger le jour du sabbat les paroles d’Ézéchiel : « Parmi les lois que je leur ai laissées, beaucoup sont mauvaises. » Il cita en outre la sentence du prédicateur : « Ne pèche pas par excès de dévotion et ne cherche pas à être le plus sage. » Une autre fois encore, comme un riche comte polonais traversait en voiture les rues de Tarnow, son cocher, complètement ivre, se laisse tomber du siège. Le comte l’accable de malédictions. Aussitôt Jossel bondit jusqu’à la place restée vide et conduit si adroitement l’équipage qu’il retourne chez lui riche de deux ducats. Dès lors rien ni personne ne peut le retenir. Il se fait voiturier, transporte des colis, arpente le district dans tous les sens et reste souvent plusieurs jours sans rentrer. C’est dire que le pauvre Abe Nahum n’a plus une heure de tranquillité.

Arrive l’année 1846, la révolution polonaise, puis la contre-révolution des paysans galliciens, qui, restés fidèles à l’empereur, tournent leurs terribles faux contre leurs compatriotes insurgés, pillent, incendient les châteaux et massacrent les nobles. Les baillis s’efforcent d’étouffer la rage des paysans, mais personne ne se hasarde en rase campagne, sauf toutefois les Juifs, car la faux meurtrière s’abaisse à leur aspect. Aussi les autorités leur confient-elles les dépêches, en les chargeant d’aller partout porter l’ordre de mettre fin au massacre.

Mais voilà qu’un matin on reçoit la nouvelle que les paysans ont investi Brzosteck par un blocus en règle. Le chef militaire du district voudrait envoyer un messager de confiance, un Juif naturellement, avec mission de sauver les deux châtelains. Qui peut mener à bien une pareille tentative ? Jossel seul. Il est choisi à l’unanimité ; il brûle déjà de partir ; son joli visage resplendit de courage et d’enthousiasme, tandis qu’Abe Nahum Wasserkrug se sent aux portes du tombeau. Pendant que son fils fait ses derniers préparatifs, il se traîne jusqu’à l’école, il implore le Très-Haut ; un combat s’engage au-dedans de lui, son amour paternel et sa poltronnerie sont aux prises. Il jette à Dieu des cris désespérés, il supplie