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vieux père. Jossel, encore écolier, ayant ramassé un jour un gros bâton avec lequel il s’amusait à faire l’exercice et à présenter arme, eut l’idée de l’épauler comme un fusil. Abe Nahum poussa un grand cri : — Dieu m’assiste ! Je crois que le vaurien va faire feu. Une arme aussi dangereuse ! Jette-moi ça à l’instant.

— Mais papa, fit Jossel en riant, comment veux-tu que je tire avec un bâton ?

— Le bâton fera feu, si telle est la volonté de l’Éternel.

— Faire feu ! puisqu’il n’est pas chargé !

— Le nuage non plus n’est pas chargé ; la foudre n’en sort pas moins !

Une autre chose tracassait particulièrement le vieillard. Le gamin ne voulait rien apprendre. Il n’avait d’autre amour que les che- vaux. Son père lui achète le Talmud. Que fait le jeune gars ? Il met une bride au Talmud et galope dessus. — Faire un cheval du Talmud ! quelle profanation, grommela le vieillard ; d’ailleurs tu peux tomber et te blesser. — Le gamin tient compte de cet avertissement, et, quand le papa rentre à la maison, il trouve son fils la bride autour du cou, attelé au Talmud, changé en voiture. — Quand la poste arrive, Jossel s’offre toujours le premier pour dételer les chevaux et aller en chercher d’autres à l’écurie. Tous les palefreniers l’ont en adoration. En revanche, Reb Mauschel, le professeur de l’école talmudique, a pris en haine ce « caraïbe, » ce « renégat «  qu’au grand désespoir du père il se décide enfin à chasser de la classe. La cause de cet événement, la voici :

C’était par une brûlante après-midi d’été. Tandis qu’un des élèves lisait à haute voix ou plutôt psalmodiait une sorte de litanie funèbre, dont le clapotement monotone rappelait le murmure d’un ruisseau qui vous endort par son bruit régulier, Reb Mauschel avait fermé les paupières et laissé tomber sa tête sur sa poitrine. Jossel surgit aussitôt ; il s’arme d’un bouchon noirci et dessins sur la face blafarde du dormeur une gigantesque paire de lunettes. La litanie terminée, l’écolier s’arrête, le maître s’éveille. Toute la classe rit sous cape. Reb Mauschel prononce un rappel à l’ordre, et passe à un autre élève qui lit, mais naturellement tout de travers. Le maître l’empoigne par le toupet, et l’impertinent galopin de crier : Comment veut-on que je lise bien ? Je n’ai pas de lunettes comme Reb Mauschel, moi !

— Que dit-il, le petit monstre ? Où me voit-il des lunettes ?

— Sur le nez, hurle toute la classe, qui se tord de rire.

L’heure sonne à ce moment, la leçon est finie. Reb Mauschel ferme son livre avec bruit, lance aux enfans quelques paroles sévères, et sort. A peine est-il dans la rue que des passans le regardent