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qui de son côté s’était glissée précipitamment dans une kasahaïka fourrée et se cramponnait à son bras, toute frissonnante.

— Certes je ne suis pas superstitieuse, disait-elle, mais mon père m’a raconté que de pareils signes ont précédé les guerres de 1809 à 1812. Le sang va couler, mon bien-aimé ; il suffit de lire les journaux pour deviner que le royaume est menacé d’une révolution.

Cependant le plus effrayé de tout le village c’était incontestablement Abe Nahum Wasserkrug, le propriétaire de la kartchma[1] de Brzosteck, qui, avec l’imagination particulière à la race juive, croyait voir se dresser une douzaine de gourdins, pour peu que quelqu’un fît mine d’en vouloir à son dos, courbé avant l’âge par les inquiétudes ou les tourmens de la vie, et qui, frôlé un jour par un matou, s’était jeté précipitamment dans un buisson pour éviter sa course furibonde, qui lui avait paru celle d’un tigre. L’anxiété affectait chez lui un caractère spécial. Il murmurait continuellement ces mots : — Voilà la guerre ! voilà la famine ! voilà la peste !

— Il allait et venait, puis se mettait à compter ses sept enfans. Quand l’addition était finie, il la recommençait. Tout à coup, sa femme, du haut de son pyramidal lit de plumes, où elle trônait comme au sommet d’une autre Babel, poussa ce cri : — Homme ! que fais-tu ? Je crois, Dieu me pardonne, que tu comptes les enfans. Veux-tu donc appeler la mort sur eux ?

Abe Nahum Wasserkrug pâlit, s’épongea le front et balbutia :

— C’est tout ça qui m’a fait perdre la tête. C’est vrai, j’ai compté les enfans !

Une semaine s’était passée, peut-être un peu plus, lorsque le vieux Sentschum, qui était chargé d’aller prendre à la poste de Pilsno les journaux et les lettres, rentra un soir, bouleversé jusque dans les profondeurs de sa moustache blanche, dans la salle à manger du château, où ses maîtres jouaient tranquillement aux dominos : — Maître, c’était bien l’ange de la peste. La révolution a éclaté le 29 à Varsovie.

Le châtelain dans sa robe de chambre orientale, et sa femme dans sa kasabaïka fourrée, restèrent muets, et devinrent livides à cette nouvelle. Leurs gens s’étaient groupés pour en causer, et les paysans attablés dans la kartchma entrecoupaient de longs soupirs leurs rasades d’eau-de-vie. Et, plus que le châtelain, plus que les domestiques, plus que les paysans, pâlissait et soupirait Abe Nahum Wasserkrug. Cette fois pourtant il fit appel à tout son sang-froid et ne compta pas ses enfans ; mais jamais il n’avait répété avec

  1. Auberge.