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Voilà donc où l’art des constructions navales en est arrivé : à une impasse où l’on cherche vainement une issue. Or, pour en revenir à notre sujet, qui se rattache cependant naturellement à cette longue digression, répétons qu’en un tel chaos, un gouvernement dont les ressources financières seraient bornées et dont l’effort suprême ne pourrait être renouvelé, n’oserait certainement pas commencer une grande flotte dont chaque vaisseau serait comme désemparé avant d’avoir vu la mer. Sous ce rapport, la France a été bien avisée, elle a été favorisée d’une manière négative. Les circonstances qui devaient nuire à sa marine l’ont servie en l’obligeant à garder le statu quo. Depuis longtemps l’on n’a pas fait d’essais dans nos arsenaux. Nous n’en parlerions pas si, depuis les plus récentes publications[1], un fait considérable ne s’était produit : nous voulons parler de la mise à l’eau du vaisseau le Trident, dont les journaux ont annoncé récemment comme une sorte de conquête le prochain lancement dans l’arsenal de Toulon. Ce grand bâtiment, commencé en 1870, est aujourd’hui fort arriéré; s’il avait à lutter contre les vaisseaux sans mâture de l’Angleterre, de l’Italie et de la Russie, il n’aurait probablement pas l’avantage, parce qu’il a été construit en bois et que le fer est aujourd’hui seul employé dans les nouvelles constructions navales de l’Angleterre. Le fer seul se prête à la division du bâtiment en compartimens dits « compartimens étanches, » c’est-à-dire en cloisons qui ne laissant pas échapper l’eau, limitent ainsi l’invasion de la mer : disposition essentielle, surtout quand les coups d’éperon sont à redouter. Le Trident est encore un navire inférieur, malgré sa grandeur, parce que sa cuirasse n’a que 22 centimètres d’épaisseur, alors que l’Inflexible ourdis est cuirassé à 61 centimètres. L’insuffisance de cette épaisseur n’est pas compensée par la hauteur de la ceinture cuirassée, celle-ci n’étant que de 2m, 70, dont 1m, 50 au-dessous de l’eau. Or on a vu que M. Gérard Noël demande une ceinture de 10 pieds, dont six au-dessous de la flottaison pour la protection des œuvres vives. Nous ignorons quel sera le calibre et le nombre des canons à bord; il est douteux qu’ils pèsent 81 tonneaux comme ceux de l’Inflexible. Est-ce une prudente et sage réserve, est-ce une insuffisance de dotation financière qui ont tenu notre marine dans un état stationnaire? Que ce soit sagesse calculée ou économie involontaire, la France se trouve en situation de tout entreprendre en fait de matériel naval, précisément parce qu’elle n’a rien entrepris depuis 1870, et par la raison qu’elle n’a pas suivi l’exemple des pays où se sont succédé des inventions aussi ruineuses que peu satisfaisantes.

  1. Notamment dans la Revue du 1er novembre dernier.