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— Quand tu auras mon âge, ma fille, dit-elle avec intention, tu comprendras qu’il est des souffrances bien aimées. À travers mes années d’amertume brillaient quelques jours de joie. Le souvenir délicieux des uns aide si bien à oublier le souvenir pénible des autres ! Regarde le ciel sombre par une nuit d’orage ; de gros nuages courent, noirs comme de l’encre : c’est triste, n’est-ce pas ? Ne te décourage point et regarde toujours, tu finiras bien par découvrir, cachée dans les plis de la nue, une petite étoile toute pâle qui te sourira de loin.

— Ah ! murmura Roberte, je peux regarder mon ciel sombre, moi, je n’y découvrirai pas même une étoile !

Mme Prémontré tressaillit. Quel reproche sa nièce venait de lui faire ! Cependant, à mesure que le temps marchait, elle préparait l’exécution d’un plan qui devait être décisif ; mais pour qu’il réussît, elle avait besoin, de l’aide de Vivian Duvernay. Elle pensait que le savant, esprit supérieur, âme élevée, serait heureux d’aider à l’œuvre de réconciliation. Elle lui écrivit afin de savoir où se trouvait M. de Bramafam, et si un rapprochement devenait possible. Il fallait surtout connaître l’opinion du marquis sur Roberte.

Pour que celle-ci ne soupçonnât rien, Henriette porta la lettre à Pornic, en cachette. Quelques jours après, la réponse arriva. Elle contenait plus que n’espérait Mme Prémontré. Vivian commençait par lui dire combien il était touché de cette démarche spontanée ; ensuite il lui promettait le secret vis-à-vis de M. de Bramafam, car il fallait que Loïc et Roberte fussent rapprochés l’un de l’autre sans même s’en douter. En ce moment, le marquis habitait Nice. Personne autour de lui n’ignorait sa liaison avec Mme Chandor. Comme leur tenue était de la plus stricte convenance, on feignait de ne rien savoir. M. de Bramafam écrivait souvent à son ami, sans jamais prononcer le nom de Roberte. À cette lettre, Vivian en joignit une autre, celle qu’il avait reçue jadis de Loïc, un mois après le mariage. Le savant croyait, non sans raison, que ces quelques pages apprendraient à Mme Prémontré, mieux qu’il ne le pourrait faire, la véritable cause de la séparation. Cette lettre du marquis, si confidentielle, si franche, acheva de convaincre Henriette que l’auteur du mal c’était, après elle, non l’époux qui avait trahi, mais l’épouse qu’on avait abandonnée. C’était pénible à dire : qui sait pourtant si la marquise après avoir lu, elle aussi, n’en viendrait pas à cette étrange conclusion ?

Mme Prémontré savait quel travail lent se faisait dans le cœur de sa nièce. Celle-ci était entrée à la Birochère en proie à un sentiment fait de haine et de colère : la haine et la colère n’existaient plus, et depuis leur grande explication, Roberte avait parlé à sa