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Après le déjeuner, on se réunit au salon. Livrée à elle-même, excitée par sa jalousie inconsciente, Roberte fut telle qu’elle n’avait jamais été. Elle haïssait en ce moment son mari et Mme Chandor. M. du Halloy parlait de don Juan, célébrant la gloire de ce conquérant de femmes, et Norine approuvait par de petits rires. Roberte se jeta bravement dans la mêlée.

— Ah ! je ne suis pas de votre avis, moi ! s’écria-t-elle. Don Juan me produit l’effet d’un fou, qui, ayant une grosse somme d’argent, achèterait mille statuettes de plâtre, au lieu d’acquérir d’un seul coup une statue de maître !

— Vraiment, ma nièce ? Eh ! eh ! vous connaissez peu la vie ! Roberte sentit qu’on la regardait. Sa timidité aurait pris le dessus peut-être, mais sa jalousie l’aiguillonnait :

— N’est-ce pas votre avis, madame ? continua-t-elle en regardant Mme Chandor. Que diriez-vous d’un homme qui préférerait le plaisir au bonheur ? Voilà don Juan ; Zerline et les autres ne font pas la monnaie d’Elvire !

— Il n’était pas de votre avis, marquise, répliqua Norine avec enjouement, et la meilleure preuve, c’est que don Juan est mort jeune, aimé, donc heureux !

— L’histoire se trompe, répliqua Roberte : don Juan n’a pas eu la fin qu’on raconte. La légende montre don Juan tué par le commandeur, parce qu’il faut bien un dénoûment au drame. J’en ai imaginé un autre plus vrai. Le commandeur arrive au souper ; la salle du festin est prête, les lumières étincellent, les fleurs embaument, les plus belles señoritas de Madrid ont voulu assister au châtiment du criminel, et sont là radieuses et parées. On se met à table, et le souper commence. Peu à peu, le sang glacé du commandeur se réchauffe, sa lèvre ébauche un sourire, et il pardonne à don Juan, en échange de la fête qu’il lui offre !

— Et après ?

— Après ? C’est ici que la moralité de mon dénoûment éclate. Don Juan ne meurt pas : ses crimes étant absous, il se hâte d’en commettre d’autres. Il fait de nouvelles victimes, triomphe dans de nouveaux duels ; d’Espagne il passe en France, de France il se rend en Italie, cela dure ainsi pendant de longues années. L’âge vient enfin, ses cheveux blanchissent, ses caisses se vident, car il a jeté son or à tous les vents de la folie, il est devenu vieux et laid ; les femmes le fuient, et l’amour s’écarte de lui en se moquant ; don Juan n’est plus don Juan, et il meurt à quatre-vingts ans, perclus de rhumatismes, pauvre, malheureux et abandonné !

Tout le monde applaudit ; seul Loïc ne dit rien. Il se contenta de regarder Roberte. Elle était belle vraiment, avec ses yeux brillans