Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/373

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Ma tante…

— Laisse-moi finir. Tu n’étais qu’une jeune fille, il y a deux mois : aujourd’hui tu es une femme, et bien des paroles que tu ne pouvais comprendre quand je t’ai parlé si longuement, la veille de ton mariage, maintenant tu les comprendras. L’épouse, ma chère Roberte, doit être respectée par l’époux. Toute la vie du ménage est là. Tu aurais été très-malheureuse en inspirant une passion à ton mari. Une estime tendre suffit. La passion disparaît, l’estime reste, et avec elle la tendresse. Si tu ne t’étais pas en quelque sorte repliée sur toi même, si tu avais livré tous tes trésors de dévouement, d’amour à ton mari, il aurait vu en toi un jouet qu’on peut briser sans scrupule. Il n’a lu que la première page de ton cœur : tu es sauvée. Il voudra te posséder entièrement. Lorsque l’on a dévoré un livre d’un seul trait, on le ferme, et tout est dit.

Roberte écoutait sa tante avec une attention soutenue. L’impression fraîche, jeune, vivace, qu’elle avait emportée en elle le matin, luttait secrètement contre cette parole froide. Elle se serait tue, tant était grande sa confiance en sa mère adoptive, si celle-ci ne lui avait dit avec une certaine inquiétude :

— Pourquoi ne me réponds-tu rien ?

— Je me rappelle que vous m’avez tenu souvent ce langage, ma tante, murmura Roberte, comme si elle continuait une pensée, et je me demandais, pour la première fois, si vous ne pouviez pas vous tromper.

Mme Prémontré fit un brusque mouvement et prit les mains de Roberte dans les siennes, en la regardant bien en face.

— Parle, dit-elle.

— Votre dernier conseil a été celui-ci : « Il faut avant tout que ton mari te respecte ! Le respect, dans le mariage, passe avant l’amour. » Je vous ai obéi. J’ai été avec M. de Bramafam ce que vous m’aviez conseillé d’être. Eh bien ! faut-il vous l’avouer ? Ce n’a pas été sans de sourdes révoltes que j’ai difficilement vaincues ! Je le voyais à côté de moi, silencieux, me regardant, et j’avais envie de lui sauter au cou, de l’embrasser et de lui crier : « Tu ne me connais pas, je t’aime ; aime-moi ! » Un soir, il m’a menée sur la côte, près des bois, au milieu des champs… Je me suis sentie remuée par quelque chose d’ardent qui me prouvait que vous aviez tort. Je me disais que le respect était grand sans doute, mais que l’amour était divin, et qu’il était impossible que ces deux sentimens fussent ennemis ; puis vos paroles me revenaient à l’esprit, vous me les aviez répétées si souvent ! Et je me prenais à douter ; mais on ne détruit pas en un mois une influence de douze années. J’ai vingt ans, je ne suis plus une enfant, et j’ai assez de raison pour me dire que ma sensation ne peut l’emporter sur votre expérience.