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une eau claire sur un lit de cailloux court parallèlement à la route, et c’est comme une double harmonie, celle qui vient de la plaine et celle qui vient de la montagne. Impressionnée par ce que Lamartine appelait le langage de la nature, Roberte semblait renaître ; son regard s’illuminait par instans, comme il s’était éclairé naguère quand Loïc avait conduit sa femme à travers champs.

Son visage reflétait l’impression de ce spectacle, lorsqu’à l’arrivée du train de Paris elle se trouva en face de sa tante. Mme Prémontré embrassa tendrement sa nièce, et quand elles eurent pris place toutes les deux dans le coupé :

— Regarde-moi, dit la voyageuse, en cherchant à lire d’avance sur le visage de sa nièce ce que celle-ci allait lui répondre…

— Tu as l’air heureux, murmura-t-elle.

— Je me sens plus gaie, répliqua Roberte ; j’étouffais dans ce grand château ! Cette matinée m’a fait du bien.

Il y eut un moment de silence entre les deux femmes. Mme Prémontré reprit en secouant la tête :

— Si tu m’as écoutée, si tu as suivi mes conseils, tu ne le regretteras jamais. N’oublie pas ce que je t’ai dit la veille de ton mariage. Je t’ai donnée à un homme que tu connaissais à peine, parce que je ne voulais pas de roman dans ta vie. Les romans coûtent trop cher !

Sa voix s’était légèrement altérée à ces dernières paroles. Elle reprit, changeant de ton :

— Comment ton mari se conduit-il avec toi ?

— Je vous l’ai écrit ; il est aimable, empressé, rien de plus.

— T’a-t-il fait quelque reproche ?

— Aucun ; j’ai bien senti pendant les premiers jours qu’il m’étudiait, et je me suis efforcée de me montrer à lui telle que je devais être, selon vous ; il a vite compris que je serais une honnête femme, une associée, pour me servir du mot que vous m’avez tant répété.

— Bien, ma chère enfant, tu n’as pas à douter de ma tendresse pour toi, n’est-ce pas ? Je t’ai aimée autant par égoïsme que par reconnaissance. Tu es d’abord venue mettre un devoir dans ma vie brisée ; plus tard tu y as mis une consolation, donc je t’ai dû autant que tu me dois peut-être. Je t’ai élevée comme il faut élever une femme aujourd’hui. J’ai éloigné de toi les futilités et les mièvreries à la mode. Tu n’aimais guère le monde ; bien t’en a pris, puisque j’eusse refusé de t’y conduire. Je t’ai inspiré la haine du mal et du frivole : c’est ce qui perd le plus vite une femme ; enfin j’ai eu soin de te choisir un mari qui t’était presque inconnu, afin que tu devinsses sa compagne sans t’être formé aucune idée préconçue pour ou contre lui.