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formant l’autre pan du vallon, des champs qui vont mourir au bord d’une forêt. Ce tableau, éclairé par la lune, la frappa profondément. Je la vois encore, la tête couverte d’une mantille, émue et regardant. Ses yeux brillaient, son bras tremblait un peu contre le mien.

« — C’est beau, n’est-ce pas ? lui dis-je.

« Elle me répondit, d’une voix légèrement altérée :

« — Oui, c’est beau, bien beau…

« Mais cette émotion fut aussi rapide que la sensation qui l’avait fait naître. Roberte retira doucement son bras qui s’appuyait contre le mien, et, se plaignant de la fraîcheur, elle désira revenir au château. Tu comprends qu’après une ou deux épreuves du même genre je n’ai pas été plus loin. Mon oncle a voulu me marier : je suis marié. Grand bien me fasse ! J’ai une femme qui sera sûrement une honnête femme ; elle sera heureuse à sa manière comme je serai heureux à la mienne. Tout ira donc pour le mieux.

« Seulement tu ne t’étonneras pas que j’aie appelé mes amis à mon secours, et tenté de sortir du sépulcre où je suis. Viens vite : en attendant, je t’embrasse. À toi.

« Loïc de Bramafam. »


II.

En même temps que le marquis de Bramafam écrivait cette lettre, il invitait plusieurs personnes à venir passer le mois d’octobre au château de Lamargelle. De son côté, Roberte prévenait Mme Prémontré que l’intimité allait cesser. Ce fut celle-ci qui arriva la première. Roberte avait annoncé à son mari la visite de sa tante : Loïc se contenta d’approuver ; que lui importait ? N’aurait-il pas, lui aussi, ses hôtes au château ? Il la connaissait peu du reste, et il était loin de se douter du rôle considérable qu’Henriette jouait et jouerait dans sa vie. Mme de Bramafam fit atteler un matin, et partit seule pour la station de Blaizy-Bas, où descendent les voyageurs qui se rendent à Lamargelle.

Si son mari avait pu la voir pendant les trois heures que dura ce trajet, il n’eût pas reconnu celle qu’il appelait une statue. Enfoncée dans le coupé, Roberte songeait : l’air frais du matin venait fouetter son visage, et par instans, elle se penchait en dehors de la portière comme pour aspirer à longs traits la senteur pénétrante des bois mouillés. La route est constamment montueuse, et, de chaque côté du chemin, des forêts s’étendent à perte de vue. La Côte-d’Or est, parmi les départemens français pittoresques, celui où les sites agrestes abondent le plus. À chaque instant, le regard se heurte à une montagne toujours boisée : le torrent roulant