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qui constitue Batavia. Autour de ces deux quadrilatères circule, entre cinq et six heures, la foule des équipages et des promeneurs; les dames ont enfin consenti à faire un peu de toilette, les hommes sont invariablement vêtus d’un pantalon blanc et d’un veston d’alpaga noir, la veste blanche étant réservée pour le matin. Un détail piquant saute aux yeux le premier jour : chacun va sans chapeau. Il est si bien établi qu’on ne peut sortir avant le coucher du soleil, que personne ne songe à s’en garantir. D’ailleurs les Hollandais mettent un certain point d’honneur à mépriser le soleil de leur colonie : ils ne veulent ni porter dans le jour le casque de sureau, ni employer le punka usiné aux Indes. C’est à peine si leur amour-propre chatouilleux daigne convenir qu’il règne pendant la saison des pluies une humidité insupportable, que tout moisit et se rouille en dépit des soins les plus minutieux.

17. — En dehors du musée, du jardin zoologique, où l’on voit quelques beaux oiseaux, et des édifices civils sans caractère, il n’y a rien à voir à Batavia, à moins de descendre au port, ce dont je ne me sens pas le courage par 34 degrés de chaleur orageuse. C’est déjà beaucoup que de se faire traîner en voiture dans les rues de la ville haute, à l’heure où se prolonge encore la sieste de tout ce qui se respecte dans la population blanche. On se sent ici dans une colonie prospère, riche, bien menée, où la vie est facile et douce. Les Hollandais ont un grand fonds de bonne humeur sans éclat qui se reflète dans leurs œuvres. D’ailleurs, si leur puissance se révèle partout, leur nombre est pour ainsi dire noyé dans le flot indigène. Sur 250,000 habitans, Batavia possède environ 5,000 Hollandais ou Européens, 155,000 Chinois et 90,000 Malais. Ceux-ci se distinguent de la population javanaise, qui n’habite pas les grandes villes; ils sont semblables à ceux que j’ai rencontrés dans la presqu’île de Malacca, d’où leur race est probablement originaire. On regarde généralement cette variété de la race brune comme provenant d’un mélange de nègres australiens avec la race hindoue, à laquelle ils auraient emprunté leur civilisation : un nez épaté, des lèvres épaisses, le crâne aplati et le front saillant sont leurs traits distinctifs. Ils sont mahométans depuis le XIIIe siècle; leur cruauté légendaire ne paraît plus guère, depuis la domination étrangère acceptée partout, que dans leurs allures encore fières et le regard farouche de leurs yeux noirs. Les femmes ne se coiffent pas et laissent flotter leurs cheveux sur leurs épaules; quant aux hommes, ils portent les cheveux longs, enroulés autour de la tête dans un turban d’indienne rouge. Leur vêtement est un sarong formé d’une pièce de coton roulée à la ceinture, et un kabbayo, ou petite veste de calicot blanc. Indolens et paresseux, ils font de médiocres ouvriers et de pitoyables