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pour apprendre à Catherine II l’art de faire des vers. Elle ne réussissait pas mieux en poésie avec Ségur qu’en musique avec la princesse Dachkof. Son esprit, tout de raison et de pratique, semblait fermé aux délicatesses du rhythme et de la mélodie. Ségur fut obligé de déclarer à son auguste écolière qu’elle devait se résigner « à ne faire des lois et des conquêtes qu’en prose. » Il raconte encore comment il se laissa entraîner par elle à laisser jouer en petit comité une tragédie de sa façon, Coriolan, et l’indulgence dont usa l’impérial auteur de la tragédie d’Oleg et de la comédie du Chevalier de malheur (Gore-bogatyr, dont le héros était Gustave III). Un jour elle lui fit la surprise ou la trahison de faire jouer, sans qu’il s’y attendît, devant toute la cour, la tragédie de Coriolan, et comme il ne savait quelle contenance tenir, « tout à coup l’impératrice, qui était derrière et au-dessus de moi, prend ma main droite dans la sienne, ma main gauche dans l’autre, et me force à m’applaudir moi-même. » Puis elle lui répéta quelques vers qu’elle avait retenus et dont la note cornélienne répondait bien à son énergique nature. Du souvenir de Ségur est inséparable celui du prince de Ligne, Belge par sa naissance, Parisien par son tour d’esprit, qui écrivit à l’impératrice de charmans billets et qui, avant Voltaire, lui avait décerné le nom de Catherine le Grand; mais j’ai hâte de revenir aux documens inédits.

On ne s’attendrait guère à y retrouver une lettre de Lafayette; elle est, il est vrai, adressée à Grimm, et Lafayette le prie de recommander à l’impératrice le voyageur anglais Ledyard, un des compagnons de Cook, qui désirait parcourir la Sibérie, le Kamtchatka et passer en Amérique sur un vaisseau russe. Lafayette, raconte Ségur, avait même conçu, après la guerre des États-Unis, le projet de visiter la cour de Catherine; il fut retenu par la réunion des notables. « L’impératrice, continue l’ambassadeur, m’en montra un vif regret; elle avait un grand désir de le connaître, car alors l’enthousiasme pour l’affranchissement de l’Amérique avait gagné tout le monde, jusqu’aux têtes couronnées. M. de Lafayette leur paraissait un héros, parce qu’il n’avait combattu pour la cause de la liberté que dans un autre hémisphère; mais, dès qu’il voulut soutenir la même cause en Europe, tous les souverains le traitèrent en coupable et en rebelle. »

C’est à l’époque où s’opéra chez Catherine II ce revirement d’opinion que se rapporte sa correspondance avec un émigré français, Sénac de Meilhan. Celui-ci se proposait d’écrire une histoire de Russie au XVIIIe siècle. L’idée était renouvelée de Voltaire, historien de Pierre le Grand. Sénac, qui ne savait pas plus le russe que son devancier, semblait encore moins bien préparé pour des travaux