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« L’empressement de Catherine pour avoir une copie de la Révolution de Russie écrite par M. de Rulhière est grand, et peut-être est-il augmenté par l’impossibilité où s’est dit M. Diderot de la satisfaire. Elle l’a prié de lui dire au moins ce qu’il en pensait. — Quant à ce qui vous regarde, a dit celui-ci, si vous faites très grand cas, madame, des bienséances et des vertus, guenilles usées de votre sexe, cet ouvrage est une satire contre vous; mais si les grandes vues, les idées mâles et patriotiques vous intéressent davantage, l’auteur vous y montre comme une grande princesse et, à tout prendre, il vous fait plus d’honneur que de mal. — L’impératrice a répliqué : — Vous ne me donnez que plus d’envie de lire cet ouvrage. »

On connaît par les Mémoires de Ségur la singulière aventure de Mercier de La Rivière en Russie. Ancien intendant à la Martinique, il avait publié un ouvrage qui fit quelque sensation : de l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Catherine II résolut de s’assurer les services de l’économiste La Rivière dans le même temps où elle recherchait ceux du criminaliste Beccaria. Elle offrit de l’indemniser de son voyage et lui donna rendez-vous à Moscou. A peine arrivé dans cette capitale, racontait Catherine II à Ségur, M. de La Rivière se hâta de louer trois maisons contiguës dont il changea précipitamment toutes les distributions et transforma les appartemens en salles d’audience et en bureaux, a Le philosophe s’était mis en tête que je l’avais appelé pour m’aider à gouverner l’empire et pour nous tirer des ténèbres de la barbarie par l’expansion de ses lumières. Il avait écrit en gros caractères sur les portes de ses nombreux appartemens : département de l’intérieur, département du commerce, département de la justice, etc… Sur ces entrefaites j’arrivai, et cette comédie finit. Je le dédommageai convenablement de ses dépenses; nous nous séparâmes contens. » Le récit de Ségur se trouve confirmé sur plusieurs points par les papiers de la tsarine. Voici d’abord une lettre de Catherine II à Panine, où éclate l’impatience qui lui est habituelle lorsqu’il s’agit d’enlever à la cour de France quelque homme de mérite : « Je vous conjure d’écrire au prince Galitsine pour qu’il entre en négociations avec ce M. de La Rivière pour transporter cet homme en Russie. Souvenez-vous surtout de ne point compromettre son nom, afin que le ministère de France ne l’empêche pas de venir ici. Il y a de très bonnes idées dans son Mémoire, et il nous sera plus utile qu’à ceux qui ne savent pas s’en servir. » A la période de désillusion et de désenchantement se rapporte cet autre billet, en langue russe, où le présomptueux philosophe est percé à jour par le mépris de la souveraine comme par celui de la femme d’esprit : «On me dit que de La Rivière n’a pas