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part, et peut-être autant par d’autres encore, je crois qu’il aura bien peu de crédit auprès des gens sensés. » Il en avait beaucoup à Paris; Rulhière faisait lecture de son manuscrit dans plusieurs salons particuliers, et la cour, intéressée à savoir la vérité sur l’avènement de Catherine, obtint une séance de l’auteur. Dans la préface de la première édition d’Histoire ou Anecdotes sur la révolution de Russie en 1762, qui ne parut qu’en 1797, c’est-à-dire après la mort de Rulhière et de Catherine, il est dit que l’auteur avait composé cette relation à la prière de la comtesse d’Egmont, que le gouvernement russe s’était ému de l’espèce de publicité donnée à son manuscrit, — que l’impératrice avait enjoint à ses agens à Paris de mettre en œuvre tous les moyens pour faire disparaître cet ouvrage; qu’ils firent à l’auteur des offres considérables, qu’elles furent repoussées, et qu’on le fit menacer de la Bastille par le lieutenant de police, — qu’on lui proposa alors jusqu’à 30,000 livres s’il voulait seulement supprimer quelques traits qui pouvaient nuire à la réputation de la souveraine, — qu’il refusa encore, mais qu’il donna sa parole d’honneur de ne pas publier son livre du vivant de l’impératrice, — qu’après sa mort son frère fut mis en relations avec Grimm, agent de Catherine II, mais que les dernières volontés de l’auteur furent scrupuleusement respectées. Sur ces négociations littéraires, brièvement résumées dans la préface de 1797, quelles lumières peuvent nous fournir les nouvelles publications?

C’est Diderot qui annonçait à son ami Falconet, alors occupé à Saint-Pétersbourg du bronze de Pierre le Grand, la première apparition du manuscrit de Rulhière. L’auteur avait même demandé son avis à Diderot, et Diderot lui fit une réponse plus digne d’un courtisan que d’un philosophe. Il lui dit « qu’il était infiniment dangereux de parler des souverains, qu’il n’y avait sous le ciel que l’impératrice même qui pût juger jusqu’où elle pouvait être offensée ou flattée d’un tel ouvrage, que toute vérité n’était pas bonne à dire; qu’on ne pouvait avoir trop d’égards, trop de respect, trop de ménagement pour une princesse qui faisait l’admiration et les délices de la nation, et que je pensais que pour lui-même, quelque gloire qu’il se promît de son ouvrage, le plus honnête, le plus sûr et le meilleur était qu’il le supprimât. » Personnellement Diderot ne trouvait pas que l’impératrice y fût trop maltraitée : « En effet, on y voit notre souveraine comme une maîtresse femme, comme un grande cervello di principessa, » et il concluait en insinuant que le meilleur moyen de gagner Rulhière était de tâcher de lui faire obtenir la place, alors vacante, de consul de France à Saint-Pétersbourg. Rulhière était un homme qu’il fallait prendre non par l’argent, mais par une ambition noble. Catherine II, avertie par Falconet, répondit au