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ministres français, de s’être mêlé de la politique courante. « Quant à la France, continue-t-il dédaigneusement, — avant que par sa révolution elle se fût rendue digne, pour son malheur, de devenir un objet d’attention universelle, — il se passait des mois, quelquefois des années sans qu’elle figurât dans ce commerce. Les niaiseries dont s’occupait Paris n’étaient assurément pas un aliment à offrir à un esprit tel que celui de l’impératrice. » Lorsque Paris cessa de s’occuper de niaiseries, la correspondance de Grimm avec Catherine II dut prendre un intérêt plus haut. Pour ses lettres de 1789, l’espèce d’analyse qu’il nous en donne permet d’apprécier l’esprit qui les inspirait. « Enfin la révolution française éclata, et mon bonheur disparut avec celui de la France. L’impératrice ne fut pas longtemps à démêler l’infernal génie qui présidait à cette révolution. Elle prévit et me manda tous les désastres qui en seraient la suite, si l’on ne se hâtait d’écraser l’hydre dans sa naissance, et dès l’événement de la nuit du 5 au 6 octobre, elle regarda la monarchie française comme perdue. Je l’avais jugée ainsi deux mois plus tôt, sans prévoir les horribles forfaits qui déshonoreraient et ensanglanteraient cette terre de malédiction ; son arrêt me paraissait prononcé après cette nuit fatale, où un tas d’avocats et de jeunes insensés de la cour, qu’on appelait alors enragés, s’étaient avisés, à moitié ivres, d’abolir et de proscrire une foule de droits qui subsistaient depuis des siècles. » Tel est le jugement de Grimm, l’ami des philosophes et des encyclopédistes, sur l’abolition du régime féodal. Le baron allemand est pris de vénération et de regret pour des abus qui « subsistaient depuis des siècles; » il se fait l’écho des aristocrates du temps, pour qui la nuit du 4 août ne fut « qu’une bacchanale d’insensés et d’ivrognes. » Nous avons vu l’opinion de la tsarine sur les journées d’octobre; que nous réservent ses lettres sur le 10 août, sur le 21 janvier? Nous possédons encore peu de documens qui expriment la pensée vraie de Catherine sur cette grande crise, qui de française allait devenir européenne. Sa correspondance avec Grimm jettera une lumière nouvelle sur la politique secrète de la Russie de 1792 à 1796. Quant aux opinions de Grimm, elles ne peuvent nous surprendre. Déjà, dans sa querelle avec Rousseau, on a vu éclater le contraste entre l’écrivain courtisan, bien rente, et le philosophe ardent et famélique. C’est l’éternelle histoire du loup et du chien de La Fontaine, ce chien gros, gras, poli, qui s’est fourvoyé par mégarde dans le clan des libres-penseurs et qui porte au cou la trace de son collier. Celui qui avait voulu être « au nombre des chiens » de Catherine, après s’être essayé sournoisement à mordre Rousseau, devait aboyer à la révolution.