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son coup d’état, elle lui adresse un reproche qui paraîtra singulier sous une plume aussi française que la sienne : « Il est Français jusqu’au bout des ongles, imitant en tout les Français; or moi je suis précisément, à peu de chose près, l’opposé de tout cela; de ma vie je n’ai pu souffrir l’imitation, et, puisqu’il faut trancher le mot je suis aussi franc original que l’Anglais le plus déterminé. »

L’impératrice suit avec beaucoup d’intérêt les affaires de la cour de Danemark. Le règne de Christian VII, ses querelles avec sa femme, Caroline d’Angleterre, inspirent à Catherine de vives remarques avec des retours inattendus sur sa propre destinée conjugale : « Je plains cette pauvre reine de Danemark d’être si peu fêtée; il n’y a rien de si mauvais que d’avoir un mari enfant. Je sais ce qu’en vaut l’aune, et je suis de ces femmes-là qui croient que c’est toujours la faute du mari s’il n’est pas aimé, car en vérité j’aurais beaucoup aimé le mien, s’il avait eu la bonté de vouloir. » L’allusion à l’empereur défunt devient encore plus claire dans une des lettres suivantes : « Ce règne commence à ressembler furieusement à celui de Pierre III; je souhaite plus que je n’espère qu’il finisse bien. » Ces lettres évidemment sont de celles qui n’étaient pas destinées aux gazetiers de Hambourg.

D’autres nous révèlent la profondeur des ressentimens de Catherine II contre le gouvernement de Louis XV. Elle voudrait bien pouvoir se persuader qu’elle le méprise et qu’elle le dédaigne : un ton d’amertume et de colère vient constamment donner le démenti à son affectation d’indifférence : « J’ai si peu de rancune contre M. de Choiseul, écrit-elle en janvier 1771, que je le plains d’avoir été exilé : cet homme-là, en croyant me faire le plus grand mal, s’est toujours trompé, parce que ses flatteurs ne lui ont jamais dit que ce qui lui était agréable et lui ont laissé éternellement ignorer la vérité; cela l’a jeté dans un labyrinthe de fausses démarches dont, à moi, il ne m’est revenu par contre que de la gloire. Je n’ai aucune mauvaise volonté contre lui : il était étourdi comme un hanneton, les employés dont il s’est servi ici étaient des monstres de méchanceté; mais qu’est-ce que la mauvaise volonté? elle devient ridicule lorsqu’elle se montre dans de pareils individus. » La chute de Choiseul n’avait guère modifié les relations entre les deux cours, ni les sentimens que Catherine nourrissait pour celle de Versailles.

Le baron Frédéric-Melchior Grimm était né à Ratisbonne en 1723; mais, si par sa naissance il appartient à l’Allemagne, sa vie littéraire tout entière le rattache à la France. Il a étudié à Strasbourg; il s’est formé à Paris, où il arriva d’abord comme précepteur de je ne sais quels petits comtes allemands; il y fut secrétaire de plusieurs seigneurs français et notamment du duc d’Orléans. Surtout