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lui servir de véhicule ; mais l’homme est là, le grand remueur des choses, dont l’intervention constante modifie les flores et les faunes naturelles, en introduisant à dessein les produits utiles d’un pays dans l’autre, mais en important du même coup, sans le savoir et sans le vouloir, les maladies, les mauvaises herbes, les animaux destructeurs, les fléaux qu’une triste loi de compensation attache constamment aux bienfaits de la nature. Rien n’est plus familier aux naturalistes que l’histoire de ces échanges, consciens ou non, entre les productions des contrées dont les climats se ressemblent. De nos jours surtout, avec les facilités que donne la navigation à vapeur, l’éloignement n’est plus un obstacle aux naturalisations à grande distance. Telle importation qui se faisait jadis par les graines au profit de quelques jardins botaniques, se fait aujourd’hui par des plants enracinés pour le compte de grands établissemens horticoles ou de riches amateurs. Pour la vigne en particulier, les échanges de variétés restèrent longtemps enfermés dans notre vieux continent : tout au plus envoya-t-on à l’Amérique la vigne d’Europe. L’Amérique, qui avant 1790 ne connaissait pas ses propres richesses en fait de vignes indigènes, et qui ne les a sérieusement exploitées qu’à partir de 1820, n’a dû communiquer à l’Europe, vers 1825, que des boutures de catawba, d’Isabelle et des rares variétés alors cultivées. Or, sous cette forme de bouture, le phylloxéra n’avait presque pas de chance de s’introduire et ne s’est en réalité pas introduit. Autres étaient les conditions quand les plants enracinés se sont mis de la partie. C’est à peu près entre 1858 et lf862 que, par une singulière coïncidence, ces importations se sont faites à la fois sur divers points de l’Europe (Bordeaux, Roquemaure, Angleterre, Irlande, Alsace, Allemagne, Portugal). C’est à partir de 1863 que les premiers signes du mal phylloxérique se déclarent, d’abord dans les serres du royaume-uni, puis d’une manière vague aux environs de Pujault près de Roquemaure (Gard), plus clairement en 1866 dans Vaucluse, les Bouches-du-Rhône et Bordeaux, plus tard encore dans les localités de l’Allemagne et de l’Autriche (Klosterneuburg) où l’importation américaine n’est pas douteuse et remonte à des époques variées.

Pour les esprits impartiaux que n’aveugle pas la crainte d’être poursuivis comme empoisonneurs de vignobles, l’origine américaine de l’insecte ne saurait plus être l’objet du moindre doute. Avancée d’abord comme hypothèse par un publiciste italien, M. Bellenghi, confirmée bientôt sur des preuves positives par Riley, Lichtenstein et moi, cette vérité n’a pas seulement une valeur théorique, elle se traduit au contraire en une conséquence pratique des plus graves, savoir la nécessité absolue de ne pas importer des vignes