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Jusqu’au bout, il restait ce qu’il était, ce qu’il avait voulu être. Il avait recommandé qu’au moment voulu on appelât le curé de la Madone des Anges, le frère Jacques, avec qui sept ans auparavant il s’était entendu, et, fidèle à sa promesse, le frère Jacques, appelé par la marquise Alfieri, accourait au chevet du grand agonisant. Cavour resta une demi-heure seul avec le prêtre, puis le prêtre sorti, il fit appeler Farini et lui dit : « Ma nièce a appelé fra Giacomo, je dois me préparer au grand passage de l’éternité; je me suis confessé et j’ai reçu l’absolution. Je veux qu’on sache, je veux que le bon peuple de Turin sache que je meurs en bon chrétien. Je suis tranquille, je n’ai jamais fait de mal à personne... » Dans la même journée, le « bon peuple de Turin, » qui suivait avec anxiété les progrès de la maladie, accompagnait tout en larmes le prêtre portant le viatique au plus illustre citoyen de la capitale piémontaise. L’honnête prêtre, ému lui-même, consolait, dit-on, une parente du comte en lui rappelant « qu’aucun homme au monde n’avait su mieux que celui-là pardonner et secourir. » Une des dernières paroles échappées à Cavour s’adressait au frère Jacques, récitant auprès de son lit les prières des mourans : «Frate, frate, lui disait-il en lui serrant la main, libera chiesa in libero stato! C’est presque en prononçant ces paroles, quelques minutes après, le 6 juin 1861, à six heures trois quarts du matin, que le comte Camille de Cavour rendait à Dieu une des âmes les plus nobles qui aient animé un être mortel.

Il semblait en quelque sorte foudroyé, en pleine action, comme sur un champ de bataille, le lendemain d’une victoire due à la modération autant qu’à la supériorité de son intelligence. « Qui n’a pas vu Turin ce jour-là, a dit Massari, ne sait pas ce que c’est que la douleur d’un peuple. » La ville se remplissait de deuil. Les chambres voilaient d’un crêpe la tribune et le drapeau de leur palais. L’Italie entière répondait au sentiment de Turin. Partout éclatait une stupeur causée par la rapidité de la catastrophe autant que par l’immensité du vide que laissait la disparition d’un seul homme, et cette mort retentissait en Europe comme en Italie.

Amis et ennemis sentaient que le monde contemporain venait de perdre une de ses forces, une de ses lumières. En plein parlement britannique, Palmerston, après Brougham, après Milnes, disait: « Le nom du comte de Cavour restera toujours vivant, et, pour ainsi dire, embaumé dans la mémoire, dans la gratitude et l’admiration du genre humain. Et quand je parle du comte de Cavour, je n’entends pas seulement l’exalter pour les actes de son administration, qui ont le plus étonné le monde, c’est-à-dire pour l’unité de sa patrie. Bien d’autres choses accomplies par lui le rendent non