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donc pourrait avoir l’orgueil de réclamer pour lui le privilège du dévoûment et du patriotisme et de s’élever au-dessus des autres? Une seule tête parmi nous doit dominer toutes les autres, celle du roi. Devant le roi, tous doivent s’incliner, toute autre attitude serait celle d’un rebelle... C’est Victor-Emmanuel qui a fait notre nation... Quand le libérateur de l’Italie est le roi, et quand tous les Italiens ont marché sous ce chef magnanime à la libération, il n’y a ni premier ni dernier citoyen. Celui qui a eu la fortune de pouvoir remplir son devoir plus généreusement, dans une plus large sphère d’action, d’une manière plus profitable à la patrie, et qui l’a véritablement rempli, celui-là a un devoir plus grand encore, c’est de rendre grâce à Dieu qui lui a accordé ce précieux privilège, donné à peu de citoyens, de pouvoir dire : J’ai bien servi ma patrie, j’ai entièrement rempli mon devoir ! »

A mesure que ces paroles, accentuées par le geste, martelées, vibrantes, retentissaient comme le jugement inflexible de la conscience et du patriotisme, un frémissement parcourait l’assemblée tout entière qui éclatait en acclamations. Cavour lui-même, qui n’avait jamais entendu son terrible émule de Florence et qui ne l’avait pas trouvé toujours facile dans les affaires de l’Italie centrale, Cavour s’était pris d’abord à écouter curieusement, puis il partageait l’émotion universelle, et en sortant il disait à un de ses amis : « Aujourd’hui, j’ai compris et senti ce que c’est que la véritable éloquence. » D’autres ont prétendu qu’il aurait dit : « Si je mourais demain, mon successeur est trouvé ! » Dans tous les cas, la royauté, le parlement, les institutions, la dignité de toute une politique, venaient de recevoir une satisfaction par cette harangue pleine d’une sévérité altière, qui changeait singulièrement les rôles en faisant de Garibaldi un accusé, en l’assignant pour ainsi dire devant ses juges. Garibaldi, sous peine d’être un rebelle, — et malgré toutes ses violences de langage il ne l’était pas, — Garibaldi ne pouvait évidemment décliner cette sommation. Avant tout, dès son arrivée à Turin, comme s’il eût senti lui-même la gravité des paroles du baron Ricasoli, il se hâtait de publier une lettre par laquelle il désavouait, non sans quelque fierté, toute pensée d’attaque contre le roi et contre la représentation nationale; mais ce n’était encore que le premier acte.

Peu après en effet allait éclater en plein parlement le choc décisif qui était devenu inévitable, pour lequel on avait pris rendez-vous, et que la présence de Garibaldi devait rendre plus dramatique. La vérité est qu’on ne savait trop ce qui allait arriver. Depuis une semaine, Turin se remplissait de volontaires accourus comme pour escorter et soutenir leur chef. La sage ville piémontaise, très