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que l’autre en fait sortir, et comme ce dernier est fréquemment supérieur à l’autre, il peut entrer moins de métal dans l’empire qu’il ne s’en écoule au dehors. Comment remédier à cet inconvénient? Rien de plus simple, semble-t-il : il n’y a qu’à mettre une vanne, un barrage aux sources du fleuve qui emporte l’or de la Russie à l’étranger, et le numéraire national, arrêté dans sa fuite, ne s’écoulera plus qu’avec peine, tandis que le fleuve rival, demeuré libre dans son cours, pourra grossir ses eaux. Voilà ce qu’attendent beaucoup de Russes du décret ordonnant de payer en or les droits de douanes. Avec la dépréciation actuelle du papier, ce décret revient à une énorme élévation des droits d’entrée, et, grâce à ce redressement soudain de tous les tarifs, à une restriction aux importations du dehors et aux achats de la Russie à l’étranger. Une grande partie de la presse russe se flatte ainsi d’avoir d’un trait de plume renversé et retourné au profit national la balance du commerce.

Au premier abord, la nouvelle mesure semble avoir un double mérite : on y découvre un avantage pour le trésor et un avantage pour l’industrie nationale. Ce n’est là qu’une trompeuse apparence; un pareil expédient ne saurait ainsi réussir des deux côtés à la fois : ce que les importations perdront, la douane et le fisc le devront perdre aussi. Le paiement des droits de douane en or équivaut à un rehaussement des tarifs de 25 à 30 pour 100, et cela avec un régime déjà protectioniste, avec des tarifs souvent excessifs. Il est impossible qu’une telle surélévation de droits déjà élevés n’influe pas sur les entrées ; l’importation sera réduite, et si le trésor espère de l’augmentation de l’impôt un accroissement de recettes, son espoir sera déçu. Les douanes, qui en 1875 ont donné plus de 60 millions de roubles de revenu, les douanes qui venaient au troisième rang dans le budget des recettes, et dont le rendement présentait chaque année des excédans considérables, donneront des résultats sensiblement inférieurs. Au lieu de plus-value, le trésor risque de trouver une moins-value : s’il perçoit de l’or, il en recevra peut-être moins qu’il n’en eût pu acheter avec le produit des droits perçus comme naguère en papier. L’état doit s’estimer heureux s’il ne perd pas à la diminution des entrées plus qu’il n’aurait perdu sur l’agio des billets. Au point de vue fiscal, cette mesure ne peut donner au trésor que des mécomptes, et il n’est pas besoin d’être prophète pour prédire qu’en 1877 le rendement des douanes, au lieu de suivre la progression des dernières années, restera au-dessous des prévisions[1].

  1. Il est à remarquer qu’en Russie même cette mesure ne semble point avoir rencontré une approbation unanime. Un arrêté du ministre de l’intérieur, daté du 16 novembre 1876, suspend pour trois mois une des principales feuilles économiques de l’empire, la Birja (Bourse), à la suite de deux articles sur la perception des droits de douane comme mesure financière. Il est difficile de ne point voir dans un pareil titre une allusion au nouveau décret, et dans l’arrêté du ministre une regrettable intervention du pouvoir administratif dans des questions scientifiques où l’autorité n’a que faire.