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à peine écoulés que les forts de l’embouchure du Dnieper tombaient sous le canon de nos batteries flottantes cuirassées; c’était le premier acte de la lutte entre la cuirasse et le canon, le premier pas dans une voie nouvelle. Aujourd’hui l’œuvre magistrale de la commission de 1941 a fait son temps, un temps bien court, et n’appartient plus qu’à l’histoire. L’édifice que cette commission avait voulu élever a vieilli prématurément, et c’est un nouvel édifice qu’il s’agit d’élever sur des bases nouvelles et avec d’autres matériaux.

La crise de 1840 et les mesures défensives qu’elle avait provoquées ne pouvaient manquer d’avoir leur contre-coup de l’autre côté du détroit. Au sortir de la longue période des guerres de la république et de l’empire, l’Europe aimait à se reposer dans un sentiment de sécurité qu’elle ne connaissait plus depuis un quart de siècle. Plus qu’aucune autre peut-être, la nation anglaise éprouvait ce sentiment de sécurité et de repos. Elle avait, elle aussi, des plaies à guérir, des réformes à introduire dans son administration intérieure. Que pouvait-elle craindre d’ailleurs? La puissance navale de la France et celle de l’Espagne s’étaient abimées à Trafalgar dans un commun désastre, et ce qui restait de nos vaisseaux en 1814 avait été dispersé par les traités. Pour longtemps, sinon pour toujours, l’Angleterre restait sans rivale sur les mers, et mieux que jamais, à l’abri de ses remparts de bois, elle avait droit de compter sur l’inviolabilité de ses rivages.

Cependant cette marine française, dont une longue suite de succès à peine disputés avait pu la rendre dédaigneuse, s’était relevée rapidement, et déjà en 1840 elle avait manifesté dans plus d’une occasion son énergique vitalité. Après s’être essayée devant Cadix dès 1823, elle avait combattu à Navarin, puis à Sidi-Ferruch, sous le feu de l’ennemi, elle débarquait une armée de 30,000 hommes et prenait part à la prise d’Alger. On l’avait vue un peu plus tard forcer l’entrée du Tage, puis au Mexique réduire le fort de Saint-Jean-d’Ulloa, un de ces imposans ouvrages élevés par l’Espagne à une autre époque. Pendant ce temps, elle promenait son pavillon sur toutes les mers, accomplissant de longs et lointains voyages d’exploration et ouvrant à la science et au commerce des voies nouvelles.

Ainsi renaissait cette marine que le monde avait crue morte. En 1839, elle réunissait dans les mers du Levant une escadre de 12 vaisseaux de ligne, escadre bien armée, bien exercée, active, remuante et animée de la confiance la plus entière dans son chef, l’illustre amiral Lalande. Bientôt ces 12 vaisseaux allaient être portés à 20, parmi lesquels trois vaisseaux à trois ponts de 120 canons. C’était, depuis Trafalgar, le plus puissant armement que la France eût mis à la mer, et pour la première fois on y voyait figurer quelques