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La dette russe, la dette la plus récente surtout, a, comme on le voit, été employée en travaux fructueux, en dépenses productives, et non stérilement engloutie par la cour ou l’armée. L’or emprunté à l’Europe a réellement été semé sur le sol russe, et s’il n’a pas encore rendu au centuple, il promet à l’avenir une ample moisson. Avec un tel emploi des ressources mises à sa disposition, de continuels emprunts de la part de la Russie ne devaient exciter chez ses créanciers aucune méfiance. La progression des recettes générales, l’équilibre et les excédans budgétaires donnaient aux fonds russes le droit de prendre rang parmi les plus solides et les plus populaires des fonds d’état. Aussi les a-t-on vus, recherchés sur toutes les places de l’Europe, monter rapidement d’année en année, en dépit des appels de fonds presque annuels de la Russie. Le taux auquel ces différens emprunts ont été contractés témoigne de leur rapide fortune. En 1870, la Russie ne pouvait placer un emprunt 5 pour 100 qu’en abaissant le prix d’émission jusque vers 80 francs. En 1875, le même gouvernement trouvait aisément des preneurs de 4 1/2 à 93 francs. L’emprunt 5 pour 100, émis presque en même temps et presque au même taux que le premier emprunt destiné à la rançon de la France, a monté parallèlement à ce dernier, s’élançant en trois ans, de 81 ou 82 francs, jusqu’au- dessus du pair, à 103 ou 104 francs. Jamais peut-être deux fonds d’états aussi divers n’avaient eu des destinées aussi semblables. Avec une égale loyauté et une égale sagesse dans la direction de leurs finances, les deux pays d’émission différaient du tout au tout. La France inspirait confiance, en dépit de son instabilité politique, par sa richesse et son esprit d’économie. En Russie, c’était l’inverse : ce qui rassurait avant tout les intérêts, c’était la fixité du gouvernement. Toujours est-il que les fonds des deux états étaient depuis près de cinq ans cotés sur les bourses de l’Europe à des prix analogues, lorsque les affaires d’Orient sont venues précipiter le cours des fonds russes et fermer au cabinet de Saint-Pétersbourg les marchés de l’Occident.

Comment les fonds russes, tenus au-dessus du pair si récemment encore, sont-ils si vite tombés au-dessous des cours d’émission, s’affaissant plus rapidement encore dans leur chute qu’ils ne s’étaient élevés dans leur ascension ? Comment avec des plus-values d’impôts constantes et de magnifiques excédans budgétaires, le crédit de la Russie, estimé naguère presqu’à l’égal de celui de la France, s’est-il rapidement effondré devant de simples inquiétudes de guerre, avant l’ouverture et la certitude même des hostilités ? C’est que tout ce bel édifice des finances russes, si laborieusement construit, s’élève sur une base fragile et sur un sol mouvant : le cours forcé, le papier-monnaie.