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les mœurs de tout un peuple. Ce fait remarquable a été examiné et jugé avec l’attention qu’il mérite[1]. Il est moins important, mais non sans intérêt, de retrouver la même marche des mêmes influences dans le domaine de la littérature ; mais il paraît que les lettres, produits instinctifs et sincères de la libre imagination et du bon sens, sont moins commodes au joug des théories préconçues, car ici les erreurs de la doctrine hégélienne sont manifestes ; ici elle n’amène pas à sa suite des faits, mais des fautes de goût.

En général, il est sage de se défier des théories dramatiques, surtout quand elles roulent sur la moralité et prétendent appliquer aux personnages les règles absolues d’une justice répressive. Nous ne savons trop jusqu’à quel point il serait possible de rédiger un code de morale dramatique ; nous ne concevons, pour notre part, qu’une étude attentive des chefs-d’œuvre qui ont illustré les diverses scènes : étude difficile et presque infinie, tant les conditions varient avec les mœurs des peuples, la nature des sujets et le génie de chaque poète. Sans doute quelques vérités générales dominent cette variété ; mais elles sont tirées directement de la nature humaine, qui enseigne d’elle-même aux poètes l’observation de la vérité morale au milieu des excès de la passion et des surprises du sort, et le sentiment des exigences du public. Telle est par exemple la remarque d’Aristote sur les conditions à remplir par le héros tragique, qui ne doit être ni tout à fait bon ni surtout tout à fait mauvais, afin qu’il excite la pitié des spectateurs sans révolter leur conscience. Telle est aussi l’observation, moins importante mais tout aussi délicate, qui lui est suggérée par un passage de la pièce même d’Antigone ; c’est qu’un acte criminel, entrepris en connaissance de cause et non accompli, comme l’acte d’Hémon tirant son épée contre son père, doit être en général exclu du théâtre, car il est odieux sans être tragique, puisqu’il n’y a pas de victime. Mais on doit se garder d’élever les généralisations jusqu’à une métaphysique abstraite et de transformer en logicien un poète dramatique, quelles que soient chez lui la science de la composition et la valeur de la pensée morale. Les maîtres de notre jeunesse, MM. Patin et Saint-Marc Girardin, ne nous égaraient donc pas quand ils nous expliquaient l’Antigone sans appareil logique et sans prétention à la profondeur. Pour en trouver le sens, ils se contentaient d’un seul moyen, la délicatesse de l’analyse morale développée par un commerce intime avec les chefs-d’œuvre de notre théâtre. À tout prendre, cette manière si française d’apprécier les beautés dramatiques de premier ordre est aussi la meilleure.

Jules Girard.
  1. Surtout par M. Beaussire ici même, le Centenaire de Hegel, 1er  janvier 1871.