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LA CRITIQUE SAVANTE EN ALLEMAGNE.

ment le plus complet et le plus indépendant, il conserve encore de nombreuses attaches avec cette origine religieuse. Sur plus d’un point, les progrès de la démocratie n’ont rien changé ; la cité, même après l’affaiblissement politique des Eupatrides et l’abaissement de l’Aréopage, c’est toujours la famille agrandie, placée sous la surveillance des mêmes dieux, faisant encore relever d’eux une partie considérable de ses institutions, de son droit civil et politique. On ne peut donc admettre, comme fait général, l’antagonisme de la loi religieuse et de la loi de l’état. Un conflit n’est pas impossible, mais c’est par une dérogation à l’ordre. Il a pu arriver que le droit de la patrie, se cherchant encore lui-même, ait prétendu, pour punir un enfant rebelle de la cité, annuler, au nom d’une religion plus générale, la religion de la famille ou en suspendre l’action ; mais cette prétention, d’après le sens des antiques légendes, est condamnée par les dieux. Les divinités augustes qui président au culte de la famille n’admettent point de distinction. Il faut que les honneurs funèbres soient rendus à Polynice ; il faut que les droits des divinités de la mort soient respectés :

« … (Bientôt) toi-même, de ton propre sang, pour prix des morts tu donneras un autre mort, car tu as fait descendre dans les ténèbres ce qui appartenait à la lumière, ton outrage a donné un tombeau pour demeure à la vie, et d’un autre côté tu gardes ici un mort, privé des honneurs funèbres et des rites sacrés, retenu loin des divinités infernales. Or sur leur domaine tu n’as aucun droit, ni les dieux supérieurs non plus, à qui tu fais violence. Aussi les Érinnyes vengeresses, ministres funestes d’Hadès et des dieux du ciel, te guettent pour te saisir et t’envelopper dans ces mêmes maux que tu as faits. »

Telle est la sentence prononcée contre Créon par Tirésias, interprète de la pensée divine. Bientôt le coupable serra forcé de s’y soumettre et déplorera son erreur. Comment en effet ne reconnaîtrait-il pas son crime dans le châtiment qu’il en reçoit ? Lui-même il avait prétendu approprier la punition d’Antigone à sa faute : elle qui avait voulu à tout prix accomplir les devoirs de la sépulture, elle périssait dans son propre tombeau, elle y était ensevelie vivante. Eh bien ! ce raffinement cruel, digne vengeance d’un tyran, par une ironie non moins terrible de la destinée, se retourne contre lui. Ce tombeau qu’il a inventé pour sa victime, bientôt il y court lui-même, le cœur déchiré par l’inquiétude : c’est pour s’y voir menacé par son propre fils[1], qui se tue sous ses yeux et entraîne

  1. Tel est bien le sens du grec, contesté à tort par répugnance pour la pensée d’un parricide. Pour absoudre Sophocle, on dit que le narrateur et Créon se trompent, qu’ils comprennent mal le mouvement d’Hémon, qui ne tire son épée que pour se