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elle a rempli son devoir, et c’est le témoignage qu’elle se rend à elle-même, lorsque, condamnée par le sort, et, semble-t-il aussi, par les hommes, elle envisage sa conduite et obéit au besoin de se confirmer dans le sentiment de son droit. À ce moment, les transports auxquels elle s’abandonnait naguère, ont fait place chez elle, comme chez la Phèdre d’Euripide, à un état plus calme, où elle reprend possession de sa pensée : elle s’examine, se juge, et prononce qu’elle a bien fait. Ce n’est pas que toute autre eût été capable d’agir comme elle ; mais elle a poussé jusqu’à l’héroïsme l’accomplissement d’un devoir nettement déterminé, et la sanction divine ne tardera pas à dissiper tous les doutes. Le ciel en effet est visiblement pour elle ; de là le châtiment et le repentir de Créon.

Ce personnage de Créon, qu’on a voulu relever presque au niveau d’Antigone, n’a, dans la pensée du poète, aucun droit à cet honneur. Il lutte contre elle, mais il est vaincu, soit dans sa violence quand la jeune fille le brave, soit dans son humiliation quand le coup qu’il a frappé revient sur lui, le brise et le force à reconnaître la sainteté de ce qu’il avait condamné. Et d’abord Créon est un tyran ; c’est un tyran que Sophocle substitue au conseil qui, dans Eschyle, prononçait l’interdiction violée par Antigone. Le langage de Créon, ses formes impérieuses et violentes, ses soupçons, sa cruauté raffinée, lui en donnent le caractère, bien qu’il soit revêtu régulièrement de l’autorité, et que ses défauts, d’abord seulement indiqués, n’éclatent que dans l’ardeur de la lutte. Et telle était assurément l’impression du public républicain d’Athènes. Il n’est donc pas tout à fait exact de ramener le sujet de l’Antigone à une opposition absolue entre la famille et l’état ; ou du moins faut-il remarquer que la notion de l’état n’y paraît pas avec toute sa force. La tyrannie, telle qu’elle était entendue au théâtre, excluait plutôt qu’elle n’admettait l’idée d’un pouvoir légitime. Déjà, chez Eschyle, l’état n’était représenté que par une sorte de conseil provisoire ; personnifié dans le Créon de Sophocle, il semblait aux Athéniens encore affaibli.


II.

Il y a d’ailleurs une considération qu’il n’est pas permis de négliger en pareille matière, c’est que l’opposition de l’état et de la famille n’est point une idée grecque ; leur lutte ne peut être qu’accidentelle. Les Grecs, et en particulier les Athéniens, ne séparaient pas en principe l’état et la religion. La constitution de l’état est sortie chez eux de la religion de la famille, et, arrivé à son développe-