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LA CRITIQUE SAVANTE EN ALLEMAGNE.

deux renferment en eux-mêmes ce contre quoi ils s’élèvent chacun à leur tour, et ils sont saisis et brisés dans cela même qui appartient au cercle de leur propre existence. Antigone subit la mort avant de goûter les douceurs de l’hyménée ; mais Créon aussi est puni dans son fils et dans sa femme, qui mettent fin à leurs jours, l’un à cause de la mort d’Antigone, l’autre à cause de celle d’Hémon. Aussi, parmi les chefs-d’œuvre de l’art dramatique ancien et moderne (je les connais passablement, et chacun doit et peut les connaître), l’Antigone me paraît, sous ce rapport, le plus parfait et le plus excellent[1]. »

Ce qui domine encore dans la théorie dramatique de Hegel et dans son appréciation esthétique de l’Antigone, c’est une vue de haute morale sociale. Il la suppose chez Sophocle et fait consister l’art du poète dans un système d’oppositions symétriques et de déductions rigoureuses qui la met en évidence. Est-il besoin de remarquer combien cette métaphysique ingénieuse est étrangère au drame grec et en général dénuée de sens dramatique ? Sans doute cette jouissance élevée et délicate que donne au théâtre la vue d’un chef-d’œuvre n’est pas uniquement produite par la peinture de la souffrance et de l’infortune ; mais, quelles que soient les conditions auxquelles y est soumise une pareille peinture et quelques difficultés qu’elles présentent à notre étude, croyons-en d’abord les Grecs eux-mêmes. Avant les modernes, écoutons Aristote, qui nous dit que le but de la tragédie est un soulagement particulier de l’âme obtenu par la terreur et par la pitié, et non pas une satisfaction de l’intelligence. Le principal a toujours consisté et consistera toujours dans la passion et dans le pathétique, sans lesquels les pensées profondes laissent le public froid. Cette vérité si simple n’a pas trouvé place dans les conceptions abstraites de Hegel, et, ce qui peut surprendre davantage, elle semble oubliée par des hommes qui ont vécu dans la poésie grecque et ont beaucoup fait en Allemagne pour en avancer la connaissance. Ils sont en effet les vrais continuateurs de Hegel, sinon ses disciples volontaires. Le terrain était si bien préparé autour d’eux par le philosophe que l’explication de Boeckh parut la vérité même dès le jour où il la publia. Il ne fut plus guère question de l’appréciation si sensée de Schlegel lui-même. Le caractère allemand se reconnaissait et s’attachait à une doctrine où son goût pour les formules et les antithèses trouvait pleine satisfaction. Entre les idées de Hegel et celles de Boeckh, la parenté est frappante, et je m’étonne qu’elle n’ait pas été signalée.

On vient de voir que le premier, dans les Fondemens de la phi-

  1. Esthétique, t. III, ch. 3, édition Bénard.