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l’ensemble de ses hardies constructions, et imposait au public de Berlin ces formules absolues où la pensée allemande est entrée pour longtemps comme dans des moules. C’est lui qui a conçu l’ordre d’idées auquel appartient la théorie de Boeckh, et préparé les esprits à la recevoir ; c’est même lui qui le premier en a arrêté les principaux traits, car il s’est occupé de l’Antigone avec une remarquable insistance. Dès 1807, il y faisait d’importantes allusions dans son premier ouvrage original, la Phénoménologie de l’esprit ; la pièce de Sophocle est l’objet d’une mention directe et d’une appréciation dans ses Fondemens de la philosophie du droit (1821), et il en est encore assez longuement question dans l’Esthétique, publiée en 1838, après sa mort, par ses élèves. Ce qui explique de sa part cette préoccupation particulière, c’est que, pour lui, cette tragédie antique renferme déjà la question des rapports de la religion et de l’état, question si grave dans la société moderne et qui la passionne si vivement. Indiquons en quoi consistent ses idées.

Le philosophe allemand suit à sa manière les traces d’Aristote, le grand généralisateur de l’antiquité. Celui-ci, dans sa Rhétorique, ayant à définir la justice et les lois, s’appuie à deux reprises sur la célèbre réponse d’Antigone à la question menaçante de Créon, lui demandant comment elle a osé enfreindre les lois qu’il a promulguées :

« Ces lois, ce n’est pas Jupiter qui les a proclamées ; ce n’est pas la justice, compagne des divinités infernales, qui a édicté de pareilles lois parmi les hommes, et je n’ai pas pensé que tes décrets eussent assez de force pour te donner, à toi mortel, le droit de transgresser les lois non écrites et inébranlables des dieux, car ce n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier, c’est de tout temps qu’elles vivent, et nul ne sait depuis quand elles ont apparu à la lumière. Je ne devais donc pas, par crainte de la menace orgueilleuse d’un homme, encourir à leur sujet la punition des dieux. »

Sophocle, en instituant par la bouche de la jeune fille cette belle opposition entre les lois divines et les lois humaines, ne se doutait assurément pas de tout ce qui en devait sortir un jour. Aristote, lui, reste assez fidèle à la pensée du poète : il la dépouille de sa grandeur religieuse, mais du moins la commente dans son vrai sens, en profitant de cette bonne fortune qui lui offre pour texte de sa définition de magnifiques vers, présens à toutes les mémoires. Antigone, d’après son interprétation, invoque contre une loi particulière et accidentelle la loi générale, invariable, éternellement vivante, la loi non écrite de la nature, dont tous les hommes ont toujours, sans aucune convention, reconnu instinctivement la justice ; mais écoutons Hegel : les paroles d’Antigone et sa lutte contre