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LA CRITIQUE SAVANTE EN ALLEMAGNE.

bien que dans cette fleur si prisée de sa riche couronne ait brillé à un degré supérieur cette clarté harmonieuse qui le distingue entre ses rivaux. Eh bien, aujourd’hui on ne s’accorde pas sur le sens de l’Antigone, et l’on discute pour savoir quelle en est l’idée principale : fait étrange, et qui doit nous avertir combien il nous manque encore, et sans doute il nous manquera toujours, pour arriver à la pleine et entière intelligence du drame grec.

Cette divergence entre les interprètes est venue principalement d’une opinion émise avec autorité par un des hommes qui ont le mieux connu la Grèce, le célèbre érudit Auguste Boeckh. Bien qu’assez singulière en elle-même, comme j’essaierai de le montrer bientôt, cette opinion n’en a pas moins fait loi en Allemagne, où la critique sur l’Antigone n’est guère, depuis un demi-siècle, qu’un acquiescement prolongé à la doctrine de l’illustre maître. Pour ne citer que les principaux, des hellénistes de la valeur de Godefroid Hermann et d’Otfried Muller l’ont docilement acceptée. Boeckh l’exprimait pour la première fois en 1824 dans une dissertation qu’il reproduisit dix neuf ans plus tard à la suite d’une traduction, et nous la retrouvons encore en 1872 dans la dernière édition du livre de Bernhardy, le savant historien de la littérature grecque. Ailleurs qu’en Allemagne elle n’a pas toujours obtenu la même approbation ; mais elle est restée tellement considérable qu’il n’y a guère, sauf en France, d’interprète de l’Antigone qui n’en subisse l’influence ou se dispense de la discuter. Ainsi on en reconnaît les traces dans l’introduction que M. Donaldson mettait en tête d’une édition et d’une traduction très estimées en Angleterre, et tout récemment aux États-Unis M. Woolsey vient de consacrer en grande partie à une réfutation très sensée de cette théorie la préface d’une bonne édition classique de la tragédie de Sophocle[1].

Peut-être est-il moins utile de réfuter Boeckh que de montrer ce qui a pu fausser son jugement. Il serait d’une injustice choquante de refuser à lui-même et à ses partisans la sagacité et le sens du génie grec, quand ils s’en tiennent à ce que leur fournit leur profonde et pénétrante érudition. On ne s’expliquerait donc pas ces erreurs de leur part sans une cause étrangère. Il y en a une en effet. Ils ont subi une influence non remarquée jusqu’ici, qu’ils n’ont point avouée et dont ils n’ont peut-être pas eu pleinement conscience : celle de Hegel, qui, précisément à l’époque où parut la dissertation de Boeckh, développait avec une autorité croissante

  1. Dans la liste des partisans plus ou moins déclarés de Boeckh, un des premiers noms à citer serait celui de Wex, dont la volumineuse publication offre encore aujourd’hui bien des ressources. Il est à remarquer qu’un des plus autorisés parmi les éditeurs de Sophocle, M. G. Dindorf, semble se tenir à l’écart dans cette discussion.