Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/110

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chinois du bord, s’est accompli probablement avant que nous n’eussions levé l’ancre, et il n’a pas été difficile de courir à terre pour déposer chez quelque receleur ce petit sac de cuir qui contenait en traites sur l’Oriental Bank toute ma petite fortune de voyageur. Apprenez, mes neveux, que si jamais la fantaisie vous prend d’emporter en voyage une sacoche à argent, ce ne doit être que sous la condition de mettre toutes vos valeurs autre part; apprenez, en second lieu, qu’à bord d’un navire des messageries il vous est facile de mettre à l’abri tout objet précieux en l’enfermant dans le coffre-fort du commissaire, et que le conserver dans votre cabine est une imprudence dont il n’est que juste d’être puni. Je ne le suis qu’à demi, puisque, mes traites n’étant payables que sur ma signature, il faudrait au voleur une audace inouïe pour se présenter et toucher à ma place; mais je n’en suis pas moins pour le moment sans aucune ressource à 3,000 lieues de chez moi, n’ayant d’autre consolation que de « rêver à tous mes morts » et de savourer dans toute son âpreté « la sainte horreur du vide. » Eh bien! je me sens moins mal à l’aise qu’un voyageur monté en omnibus lorsqu’il cherche en vain sa bourse oubliée et voit se dessiner sur tous les visages l’intention formelle de ne pas risquer 30 centimes sur les chances de sa bonne foi. C’est là l’avantage de la vie européenne dans les pays d’Orient; on forme des groupes assez restreints pour que chaque membre y soit connu et noté suivant ses mérites; changez-vous de groupe, vous ne passerez pas de l’un à l’autre sans qu’un peu de votre réputation, bonne ou mauvaise, ne soit venu aux oreilles de vos nouveaux compagnons; on vous y aura du premier coup assigné votre place. Il est plus facile à un Français honorable de trouver dans ces contrées quelques milliers de francs chez le premier venu, qu’à un inconnu, perdu dans nos villes, d’emprunter un louis. Je puis dire que l’ennui de cette mésaventure est largement compensé par l’empressement de tous mes compagnons et notamment du commandant Pichat, de qui j’accepte sans façon un crédit provisoire. Mais du coup voici mon grand périple bien compromis; je ne puis ni ne veux songer à me procurer un nouveau subside aussi important que le premier, et il faudra, après avoir vu Java, regagner la France par les voies les plus courtes,


GEORGE BOUSQUET.