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Car maintenant que j’étais juge, mon père ne me commandait plus, il m’obéissait comme tous les autres de la commune. Je convoque donc l’assemblée ici, sous le tilleul, et je dis : — Aiguisez vos faux, on ne peut savoir ce qui arrivera. Faisons le guet dans les rues et demandons à chacun pourquoi il voyage et s’il a un passeport. J’ordonne ceci de moi-même et j’irai demain à la ville consulter les clercs de l’empereur. — Je fis le lendemain ce que j’avais dit, mais c’était un fier poltron, ce clerc impérial de Barnow ! Il larmoyait et se tordait les mains : — Une révolution !.. moi qui suis dans la force de l’âge… Quel malheur si je venais à périr ! Fuyons plutôt ; d’ailleurs il s’agit de sauver la caisse… Et si les Polonais se présentent, rendez-vous !.. pas de carnage, pour l’amour de Dieu ! — Tout en parlant, il frétillait comme une anguille dans les marais de l’Ukraine. En retournant chez moi, je pense : — Parce que tu es un lâche, ce n’est pas une raison pour que tout le monde te ressemble ; moi, je suis un homme, je reste fidèle à mon empereur.

Je ne raconte donc rien de cet entretien à mes paysans, et nous continuons de bien garder les routes. Le dimanche suivant se produit quelque chose d’étrange. Une troupe de cavaliers arrive du château, le comte Agénor en tête, tous armés ! — Nous nous approchons et levons nos faux. Quiconque a un pistolet le charge, mais les choses devaient se passer autrement que nous ne nous y attendions. Le comte Agénor nous aborde avec un sourire cordial : — Paysans ! il est temps que vous connaissiez vos amis véritables. Un autre gouvernement va venir dans ce pays. Son premier soin sera de vous délivrer ; pour cela unissons-nous et crions : Vive la république !

Là-dessus je m’avance et je dis : — Nous n’avons aucune envie de crier cela. Plutôt que de le crier, nous serions d’humeur à vous casser la tête, à vous et à tous les traîtres. Si vous ne vous retirez pas à l’instant, vous verrez des merveilles. Je ne vous dis que cela.

Ma foi, ils se retirèrent avec force malédictions, et nous eûmes quelques jours de tranquillité ; puis un nouveau bruit courut dans le pays : la révolution avait éclaté à Cracovie, les paysans se levaient partout pour l’empereur, égorgeant leurs seigneurs, même plus qu’il n’eût été nécessaire. Et on disait que nous devions marcher sur Lemberg, plus loin encore, pour arrêter le massacre ; mais cela ne nous convenait guère de protéger les Polonais. Je retourne donc chez le clerc de Barnow, je lui demande ce qu’il y a de vrai dans toutes ces nouvelles. — Maintenant il fait la roue comme un paon ; c’est un héros : — Nous avons vaincu les Polonais, dit-il. Je vous remercie de m’avoir prêté main-forte comme je vous en ai prié. Ce qui a surtout imposé aux rebelles, c’est que je suis resté à ma place, envisageant la mort sans broncher.