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pleine du gros vieux paysan. Devant ce sourire, je pensai en moi-même que les poètes ont raison lorsqu’ils disent de l’amour de notre jeunesse que c’est la plus grande merveille de ce monde.

— Je l’ai donc prise sur mon chariot et je l’ai conduite par-delà la frontière, en Russie. Elle était étendue sur la paille, si blanche, si muette ! Une seule fois elle dit tout haut :

— Je suis curieuse de savoir ce qu’il me répondra.

— Qui donc ? demandai-je.

— Le bon Dieu.

— Tu veux chercher querelle au bon Dieu ? Pauvre fille ! Il t’a bien assez frappée !

— C’est justement pour cette raison, dit-elle ; maintenant je n’ai peur de rien. Pour qui a été frappée comme je l’ai été, l’enfer lui-même n’est plus qu’une plaisanterie. Je demanderai à Dieu pourquoi il a permis cela, et je crois qu’il ne trouvera rien à répondre.

Quinze jours après, elle pouvait poser sa question au bon Dieu ; elle était devant lui. Nous l’avions bien soignée, mais à quoi bon ? Elle devait succomber sous la honte et le désespoir. Ainsi l’orage renverse un jeune arbre. Sa mort ne fut pas pleurée. Qu’aurait-elle pu faire désormais sur la terre ?

En attendant, le comte Agénor était revenu de ses poursuites vaines. Lorsqu’il traversa, taciturne et menaçant, notre village, il avait vieilli de vingt années. Il s’informa de Kasia, et apprenant que nous l’avions mise à l’abri, il entra dans une de ses colères. J’étais résolu à ne pas cacher que je m’étais chargé d’elle, et toute la commune était résolue à me défendre s’il voulait user de violence contre moi ; mais ce que nous prévoyions n’arriva pas, soit qu’il craignit les suites de sa méchanceté, soit plutôt qu’il attendît une occasion pour se venger sûrement et en silence.

Tout resta donc parfaitement calme. Aux fêtes de la Pentecôte, l’élection du juge eut lieu ici, sous les tilleuls de l’auberge, et, comme on pouvait s’y attendre, je fus nommé. Mon cousin parla pour moi lui-même, il raconta l’histoire de l’ours et celle du Polonais.

Je veux vous expliquer encore comment le compte s’est réglé entre le vieux seigneur et moi.

Quand aujourd’hui un seigneur polonais a de la haine contre un paysan, les choses ne se passent plus comme elles se passaient avant « la grande année. » Aujourd’hui nous avons la constitution et point de robot, et Dieu sait combien de belles lois nouvelles dont un homme ne peut retenir les noms, peut-être parce qu’il n’en ressent pas toujours beaucoup les effets ; mais, avant « la grande année, » un paysan, fùt-il juge et honnête homme, ne pouvait bouger sans être aussitôt comme un moineau entre les serres de l’aigle ;