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soleil, cet œil de Dieu, a disparu. Nous ne sommes pas, malheureusement, exempts de ces visions funestes, parce que Notre-Seigneur un instant sur la croix a douté de son père céleste.

Enfin arriva de Tarnopol celui qui seul devait tout savoir. Wassili, en l’écoutant, devient pâle comme un suaire et reste muet. Il regarde seulement tout droit devant lui, puis il lève les yeux vers le ciel et aussi trois doigts, comme pour jurer.

— Que fais-tu ? demande la jeune fille.

— Je fais un vœu, et avant que la lune soit en son plein, il sera certainement accompli. — Et il tient parole, lui !

Il va droit au château, fait son paquet et dit au comte : — Je ne peux plus être votre serviteur. — Puis il se retire chez son frère Woitech et lui confie ses projets : — Il mourra ! — tel est son dernier mot. — Qu’il meure ! répond Woitech, mais que ce soit de ma main. Toi, tu es trop beau pour la potence. — Wassili secoue la tête : — Non, c’est moi qui porterai le coup ; seulement, si je le manque, tu frapperas à ton tour.

Une semaine se passe. Le dimanche suivant, Maciek entre joyeux chez le comte : — Je viens vous parler de Kasia. La pauvrette se consume d’ennui. Elle veut vous voir aujourd’hui à la nuit tombante, près des Trois-Hêtres. Et elle m’a chargé d’une prière pour vous : tout ce qu’elle souhaite, c’est un long collier de corail rouge.

Le jeune comte rit, secoue la tête et part à cheval sans aucun pressentiment fâcheux. Seulement, par habitude, il emporte avec lui un pistolet chargé. — Ce sera sa dernière promenade.

Sous les hêtres est assise Kasia ; il veut l’aborder. Voilà Wassili entre eux deux.

— Ici, dit-il, ici s’est commis le crime contre cette fille, ici tu dois mourir sous ses yeux.

Prompt comme l’éclair, le comte a saisi son pistolet ; mais Wassili, plus agile encore, tire, et le comte est touché. Il a encore la force, bien que sa blessure soit mortelle, de décharger son pistolet ; mais Woitech s’est élancé en avant pour couvrir de son corps son frère adoré. La balle du comte le frappe à la nuque, il tourne une fois sur lui-même et tombe mort.

Au village, personne ne se doute de ce qui s’est passé sous les Trois-Hêtres. Nous sommes à l’auberge, nous buvons, nous dansons, nous rentrons nous coucher. Une alarme nous arrache à notre premier sommeil. C’est Jasko tout éperdu. Il crie : — Est-ce que ma Kasia n’est pas chez vous ? — Non. — Nous nous rendormons. Vers deux heures du matin, la lune étant brillante au ciel, on frappe de nouveau, cette fois très fort. Nous nous éveillons tous deux ensemble, mon père et moi. — Ouvrez ! c’est moi, Kasia ! — Mais ce n’est pas sa voix, c’est une voix étrangère, rauque, tremblante.