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temps ordinaire, seulement ils disparaissent plus vite[1]. Ici c’est une femme en couches qui succombe par suite du froid. Là, c’est un enfant qui est emporté, parce que le lait qu’il prend est trop peu nourrissant. Les maladies deviennent rapidement mortelles, parce qu’elles s’attaquent à des constitutions affaiblies, et ainsi la mortalité augmente sans qu’on en soit frappé. C’est exactement ce qui s’est passé lors du siège de Paris. Presque personne n’est littéralement mort de faim, car la charité se multipliait à proportion des souffrances, et néanmoins le nombre des décès a considérablement augmenté et celui des naissances a diminué. Les crises industrielles prolongées et les déplacemens ou les transformations de l’industrie agissent de la même façon, quand elles amènent une réduction des salaires. De ce côté donc « la loi d’airain » est bien une réalité.

Mais est-il aussi vrai que le salaire ne puisse s’élever au-dessus du minimum indispensable pour subsister, et que par suite tous les efforts des philanthropes pour améliorer le sort du plus grand nombre sont, comme le prétend Lassalle, une illusion ou une réclame ? Stuart Mill était si convaincu de la vérité de ce principe, qu’il ne veut pas qu’on donne aux ouvriers agricoles un lopin de terre où ils puissent récolter des légumes et des pommes de terre, en travaillant aux heures perdues. L’unique résultat, prétend-il, c’est que l’ouvrier, sa journée terminée, bêchera encore sa terre le soir au clair de lune et les jours de fête, et qu’obtenant ainsi un supplément de nourriture il pourra louer ses bras à meilleur marché. Donc accroissement de travail et réduction du salaire, tel sera l’effet d’une mesure qui, au premier abord, paraît si favorable aux journaliers des campagnes.

Si ce que l’on appelle à tort les lois économiques agissaient avec la rigueur inexorable des lois cosmiques, le raisonnement de Mill et de Lassalle serait inattaquable ; mais l’homme est un être libre qui n’agit pas toujours de même, et dont la conduite varie d’après ses croyances et ses espérances, d’après les idées régnantes et les institutions en vigueur autour de lui. Plus de bien-être chez l’ouvrier n’amènera une baisse du salaire que s’il en profite pour augmenter exceptionnellement le nombre de ses enfans. Or cette conséquence est si loin d’être nécessaire que la plupart des faits observés feraient croire au résultat opposé. L’aisance, provoquant la prévoyance, retarde les mariages et les rend moins féconds. La misère emporte beaucoup d’enfans, mais en fait aussi beaucoup naître. N’en trouvait-on pas la preuve dans l’Irlande d’il y

  1. Friedrich Albert Lange, Die Arbeiterfrage (la Question ouvrière), 3e édit., Winterthur 1875, p. 164.