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armé de toute la science de mon temps. » En somme, cet écrit n’est qu’un pamphlet, ce n’est pas un livre de science, et cependant ses grands ouvrages sur Héraclite et sur les Droits acquis font croire qu’il aurait été capable d’en écrire un qui eût pu avoir une valeur durable.

Lassalle fut tué en duel au mois d’août 1864. Un de ses disciples, qui avait cessé de l’être, mais qui a publié tout ce que l’on connaît de précis sur cet événement, Bernhard Becker, remarque avec raison que, s’il avait vécu conformément à ses doctrines démocratiques, il n’aurait pas fini comme un aventurier. Lassalle avait une certaine aisance, — une vingtaine de mille francs de rente, disait-on, — et chaque année il allait pendant l’été se reposer et faire une cure tantôt aux bords de la mer, tantôt en Suisse, ordinairement en compagnie de sa fidèle amie la comtesse de Hatzfeldt. En 1863, après avoir fondé « l’Association générale allemande des travailleurs, » il s’était rendu à Ostende. En 1864, en partant pour la Suisse, il délégua à Otto Dammer l’exercice de tous ses pouvoirs comme président de l’Association. En juin, il prononça à Francfort un grand discours dans un meeting populaire. Condamné d’abord à un an de prison pour l’une de ses brochures, parue en 1863, il était parvenu, en appel, à faire réduire sa peine à six mois et il comptait se constituer prisonnier à l’entrée de l’hiver. Il passa tout le mois de juin à Ems avec la comtesse. En juillet, elle partit pour Wildbad, et lui se rendit au Rigi-Kaltbad, dont l’air vif le calmait. Il y reçut un jour la visite d’une dame anglaise, accompagnée d’une jeune fille, Hélène de Dœnniges, qu’il avait déjà rencontrée à Berlin. Lassalle avait alors près de quarante ans. Il était grand, élancé, pâle ; il avait des yeux noirs pleins de feu, un profil fin et fier, une conversation étincelante et, quand il s’animait, une éloquence entraînante. Il plaisait aux femmes et il ne les détestait pas. Mlle de Dœnniges était rousse et très romanesque, ce qu’il aimait beaucoup. Après une seconde entrevue à Wabern, aux environs de Berne, chez la dame anglaise où Hélène était logée, ils jurèrent de s’épouser malgré tous les obstacles. Mlle de Dœnniges en prévoyait de très sérieux du côté de son père, diplomate bavarois, à qui l’idée d’avoir le fameux socialiste pour gendre ne devait certes pas sourire. Lassalle avait fait connaître ses projets à la comtesse de Hatzfeldt, qui, après quelques objections, s’employa avec un dévoûment tout maternel à les faire réussir[1].

  1. Tous les détails du drame, la correspondance entre Lassalle et la comtesse, ses lettres à Mlle de Dœnniges, ses télégrammes, ses démarches jour par jour et heure par heure ont été publiés par M. Bernhard Becker sous le titre de Enthüllungen über das tragische Lebensende Ferdinand Lassalle’s. La comtesse, qui s’était entendue avec Becker pour faire paraître un récit de la mort de Lassalle, lui avait confié à cet effet tous les papiers nécessaires. S’étant brouillée plus tard avec lui, elle les lui redemanda, mais Becker en avait pris copie, et il crut devoir les publier pour mieux faire connaître son ancien maître. Il prétend que la comtesse s’est conduite en rivale sacrifiée et qu’elle essaya de faire échouer les projets de mariage de son ami ; ce n’est pas ce qui semble résulter des pièces : son dévoûment paraît absolu.