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uniquement sur le paysan ; il en est de même en Russie de la plupart des taxes indirectes, de la plus considérable en particulier, l’impôt sur l’alcool. Grâce aux besoins du climat et à la pauvreté du régime du moujik, l’impôt sur l’alcool pourrait en Russie être regardé comme une sorte de capitation presqu’au même degré que l’impôt sur le sel, avec cette différence que dans le premier cas la restriction apportée par le fisc à la consommation est plus utile que nuisible à la santé publique. En faisant le compte des taxes qui frappent principalement sur le peuple, un écrivain du Vestnik Evropy trouvait, il y a quelques années, que chaque homme du peuple payait par tête près de 15 roubles au fisc. Selon l’auteur russe, chaque tiaglo (unité de travail au temps de la corvée), autrement dit chaque ménage, supporterait en moyenne une charge de 33 roubles avec un revenu qui, nourriture et entretien déduits, ne dépasserait point 50 roubles et resterait souvent beaucoup au-dessous[1]. Le paysan verrait ainsi les deux tiers de son revenu net absorbés par l’état, et sur le tiers restant il aurait encore à faire face aux annuités de rachat et aux taxes communales. L’on peut dire ainsi qu’aujourd’hui le paysan russe travaille plus pour l’état que pour lui-même, et que le fisc s’est substitué à son ancien maître. On comprend qu’une telle situation soit peu favorable au bien-être du peuple et au développement de la richesse, et par suite au progrès même du revenu public. Si la libre contribution de l’alcool naturellement en rapport avec les moyens présens du moujik rentre sans peine, il n’en est pas ainsi de l’impôt direct ; toutes les rigueurs légales ne réussissent point toujours à faire payer des paysans que chaque mauvaise récolte rend insolvables. Le chiffre des arriérés d’impôt est toujours considérable, et de temps en temps le gouvernement est obligé de faire remise de cet arriéré aux contrées les plus pauvres. Le ralentissement des rentrées de l’impôt personnel dans ces dernières années est un symptôme non équivoque de la lassitude du contribuable. De 96 millions 1/2 de roubles en 1870, cette branche de revenu est, sous l’influence de mauvaises récoltes, tombée à 94 millions en 1872 et à 93 en 1873 ; en 1874, elle s’est relevée jusqu’à près de 94 millions de roubles[2].

  1. Golovatchef, Deciat lêt reform, p. 60. La gazette russe de Pétersbourg, dans le n° 307 de l’année 1873, porterait même jusqu’à 17 roubles par personne et 42 roubles 1/2 par tiaglo la charge incombant à l’homme du peuple. Un écrivain autrichien d’origine Slovène, M. Célestin, qui dans la partie financière de son ouvrage sur la Russie ne fait que résumer ou traduire M. Golovatchef, remarquait récemment qu’en Autriche, chez les Slaves de la Carniole en particulier, la situation du paysan n’était souvent pas meilleure. Russland seit Aufhebung der Leibeigenschaft, Laibach 1875.
  2. Il y a toujours un chiffre plus ou moins considérable d’impôts arriérés ; en 1873, les rentrées en souffrance se sont élevées a 1,600,000 roubles, attribuables pour la plus grande partie aux gouvernemens de Samara et d’Orenbourg, qui cette année même étaient la proie d’une vraie disette. En 1874, où la récolte était favorable, les arriérés d’impôt ont diminué dans 49 gouvernemens et se sont accrus dans 19. Cette même année on a effacé des créances de l’état l’énorme somme de 14,700,000 roubles, radiation d’anciens arriérés dont le recouvrement ne pouvait être espéré.