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sourde agitation se manifestait dans les provinces chrétiennes de la Turquie ; qu’aux revendications religieuses se mêlaient déjà des aspirations nationales et le désir de l’émancipation politique : la Russie, qui de tout temps avait protégé les chrétiens orthodoxes, soutenait d’autant plus vivement leurs intérêts qu’aucune cause n’était mieux faite pour séduire l’imagination mystique d’Alexandre. Aucun souverain ne fut plus que lui jaloux de l’amour de ces peuples, et aucun ne tenta de le gagner par des moyens plus nobles. La cause des chrétiens d’Orient était populaire en Russie ; c’était sous cette forme religieuse que se dégageaient les passions politiques des Slaves : l’influence révolutionnaire qui commençait à les agiter se manifestait chez eux par de vastes rêves de grandeur nationale. Alexandre comprenait qu’en essayant de contenir ces mouvemens populaires on risque de les faire dévier. La raison lui conseillait de suivre la politique à laquelle le disposaient ses sentimens.

C’est ce que l’on sentait à Vienne, et c’est ce qui fait qu’en 1818 les craintes y devinrent plus vives encore que l’année précédente. Gentz essayait de se rassurer en considérant le caractère d’Alexandre. « Sans doute, disait-il, ce prince a une ambition très élevée, elle lui est imposée par le sentiment de sa supériorité. Je sais tout ce qu’on peut dire de son activité dévorante, de son ambition, de sa dissimulation ; mais je lui connais aussi des qualités d’une tout autre trempe. Sa loyauté chevaleresque ne lui permettrait pas un acte de trahison. Il tient infiniment à la bonne opinion des hommes, peut-être plus même qu’à la gloire proprement dite. Les titres de pacificateur, de protecteur des faibles, de régénérateur de son empire, ont plus de charme pour lui que celui de conquérant. Les sentimens religieux, qui ne sont pas de l’hypocrisie, ont depuis quelques années pris si fort le dessus de son âme que tout y est subordonné… J’ai fait depuis longtemps l’observation curieuse et très consolante que, malgré son désir secret de se placer à la tête de toutes les grandes questions, il a une répugnance très prononcée pour se trouver isolé dans quelque affaire que ce soit, et qu’il abandonne… les projets auxquels il tient le plus plutôt que de donner lieu à l’apparence d’une scission entre lui et les autres cabinets alliés. » Gentz concluait de là qu’il devait suffire à la Russie d’avoir toujours avec la Porte « un procès ouvert. » Cependant, si le désir de maintenir l’alliance semblait devoir l’emporter dans la pensée d’Alexandre, Gentz constatait avec inquiétude que ce prince était, de tous les alliés, celui auquel le maintien de l’alliance était le moins nécessaire : le jour où il voudrait réellement tenter une entreprise qui bouleverserait le système de 1815, il obtiendrait aisément l’appui d’un état qui, loin de redouter un bouleversement, devait le