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et nous descendons côte à côte l’escalier. Il me donne encore une pièce d’or en me quittant et il me dit : — Bois à ma santé, salue ton père de ma part. — J’ai obéi exactement, mon père était-il content ! Mon père…

Jusque-là, mon bon Ivon s’était plongé dans une contemplation attentive de la table. Certes il croyait fermement qu’il avait mangé des pirogui avec l’empereur, mais il ne leva pourtant les yeux qu’à ce point de son récit :

— Mon père était un brave homme. Il était avant moi juge du village ; mais cette dignité ne m’est pas venue par héritage ; je l’ai gagnée en partie à un ours, en partie à un Polonais.

Et, son regard franc désormais fixé sur le mien, il raconta comment il était devenu juge de Biala ; je veux le raconter à mon tour avec ses mots, tout simplement ; car chacun a sa manière. Pour peindre l’âme d’un peuple, celui-ci écrit un essai bien élaboré, celui-là reproduit ce qu’il a entendu dans un cabaret, de la bouche d’un paysan. Je ne sais lequel des deux a raison, et, si je le savais, cela ne me servirait de rien, je reprendrais malgré moi le petit chemin où me conduit ma manière.

— Comment je suis devenu juge ? Ce n’est pas parce que mon père avait occupé cette place. Au contraire, ceci me fut plutôt nuisible, car chez nous l’hérédité n’est point en usage. Jamais dans le temps un fils d’hetman n’est devenu hetman lui-même, et aujourd’hui aucun fils de juge ne devient juge. Nous ne voulons pas d’un roi de village. La commune décide que les hommes se réuniront en assemblée, on m’écoute le premier, mais ensuite tous les autres. L’assemblée est la tête de la commune, moi je ne suis que son bras. Il y avait encore une autre raison contre moi. Mon père ne voulait pas qu’on me nommât. Pourquoi ? À cause de mon petit doigt, — ce doigt-là, voyez-vous, — une sottise, mais qu’il ne m’a jamais tout à fait pardonnée,… mon père était si sévère… Oh ! un honnête homme, s’il en fut ! Aucun autre ne travaillait comme lui, ni ne tapait si fort, ni ne buvait autant ! Fedko Megega a fait honneur à la commune, on peut le dire ! Et quel père de famille ! Quelquefois dans la semaine il cognait dur sur moi, sur mon frère et même sur la mère, mais ce n’était qu’accidentel, tandis que le dimanche soir, jamais cela ne manquait : il y avait grand rapport général, et la chose était juste ; il faut un maître au logis. Mais les plus rudes coups que j’aie reçus, il me les a donnés quand j’avais déjà dix-neuf ans, à propos de ce maudit petit doigt. Et ma Kasia en était cause, car le proverbe a raison qui dit : « Dans chaque jupe, le diable est caché ! » Kasia était donc ma bien-aimée. À seize ans, mes yeux s’ouvrant tout à coup, j’étais tombé amoureux, amoureux